Par Me Paul-Matthieu Grondin, avec la collaboration de Soukaina Ouizzane
Dans une décision récente du Tribunal administratif du travail, Alam c. Canada Workday, l’employeur soutient que le plaignant, par l’exercice allégué de menaces à l’égard d’une employée de l’entreprise, a commis une faute grave justifiant une rupture immédiate de son lien d’emploi.
Le plaignant, un vice-président, entretient une relation intime avec une employée de février 2017 à décembre 2018. Le 5 février 2019, l’employée découvre qu’il a déjà commencé à fréquenter une autre femme et réagit en envoyant des messages inappropriés à celle-ci. Le plaignant envoie ensuite un courriel à l’employée depuis son adresse personnelle, demandant de ne plus s’immiscer dans sa vie privée. L’employée transmet ce courriel le jour même à une responsable des ressources humaines, se plaignant de se sentir menacée, ce qui entraîne le congédiement du vice-président.
Un enquêteur interne conclut que le plaignant aurait enfreint le Code de conduite de l’entreprise en menaçant une employée d’un niveau hiérarchique inférieur et recommande la fin de son emploi. Cependant, le Tribunal remarque que l’enquêteur a négligé plusieurs éléments importants : l’absence de lien hiérarchique entre l’employée et le plaignant, et l’acceptation préalable de leur relation par la superviseure du plaignant. De plus, l’enquêteur n’a pas pris en compte un courriel du plaignant dans lequel l’employée s’excusait pour son comportement, reconnaissait s’être immiscée dans sa vie privée et promettait de ne plus le faire. Le Tribunal trouve ainsi difficile de concevoir que le plaignant, à qui l’employée présente des excuses pour son comportement des dernières semaines, ait pu représenter une menace pour elle quelques heures auparavant.
À la lumière du rapport d’enquête, le Tribunal conclut que le courriel du plaignant n’a pas un lien suffisant avec l’emploi pour justifier une intervention disciplinaire de l’employeur, par surcroît un congédiement.
La plainte est donc accueillie et le congédiement du plaignant annulé.
Voyez en plus grand détail comment la juge Grignon motive sa décision :
[56] Il est de jurisprudence constante au Tribunal qu’un salarié doit normalement faire l’objet de mesures disciplinaires progressives avant de se voir imposer un congédiement, à moins d’une faute grave de sa part. […]
(…)
L’enquête interne de l’employeur
[100] Les conclusions du rapport relativement au plaignant[16] ne traitent que de ce courriel et se lisent comme suit :
Conclusions / Findings
Facts and Findings:
Allegation 1 : Elie admitted he wrote [Madame C] the email on February 11, 2019. [Madame C] stated she felt threatened by the email and was concerned about her future at Workday. The language in the email was found to be a threat of retaliation.
(Substantiated)
[101] L’enquêteur recommande ensuite le congédiement du plaignant pour les raisons suivantes :
[…] Terminate Elie. Elie is in a senior leadership role at Workday. Given Elie’s leadership position and the inflammatory implication of his email, he has compromised Workday’s leadership brand. Elie’s threat of retaliation against a more junior workmate has also violated Workday’s Code of Conduct, Management Responsibilities.
Les explications de l’enquêteur
[102] Dans le cadre de son témoignage, l’enquêteur affirme qu’en transmettant le courriel du 11 février à madame C, le plaignant aurait contrevenu au Code de conduite de Workday prévoyant ce qui suit quant aux responsabilités des gestionnaires :
MANAGEMENT RESPONSIBILITIES
If you supervise others, it is particularly important to lead by example and always demonstrate the highest standards of behavior. Additionally, you must create an environment where team members understand their responsibilities and feel comfortable raising issues and concerns without fear of retaliation. […]
Le congédiement du plaignant le 19 février 2019
[123] À la lumière de l’ensemble des éléments recueillis par l’enquêteur, il était pourtant injustifié de conclure à la présence d’une menace pour madame C pouvant entrer dans la sphère du travail.
[124] Il s’agit certes d’une question délicate qui requiert une grande circonspection, étant donné l’obligation incombant aux employeurs de protéger la santé, la sécurité et l’intégrité de leurs employés[17] et de leur assurer un milieu de travail exempt de harcèlement psychologique[18].
[125] Toutefois, un employeur prudent doit aussi être conscient que le respect de la vie privée est un droit fondamental protégé au Québec par la Charte des droits et libertés de la personne[19] et par le Code civil du Québec[20].
[…]
[127] Ainsi, l’employeur ne peut placer sous sa surveillance l’animosité pouvant émaner de deux de ses employés ayant vécu une rupture amoureuse et contrôler la moralité de leurs actions en dehors du travail. Une telle rupture est de nature privée et sa gestion, aussi acrimonieuse soit-elle, relève de leur vie privée.
[128] Ce n’est que si un incident a un lien suffisant avec le travail que l’employeur peut intervenir pour le sanctionner[22].
[…]
[131] Cela étant, dans la mesure où madame C a exprimé à l’employeur sa perception d’une menace de la part du plaignant en lien avec son travail, il aurait été dans l’ordre des choses que l’employeur les rencontre tous les deux afin de bien clarifier la situation et de rappeler que leur rupture devait être gérée et discutée en dehors du travail et ne pas compromettre le bon accomplissement de leurs tâches. Après cette mise au point, il aurait été légitime pour lui de sévir s’il avait noté des comportements inadéquats de la part du plaignant en lien avec le travail. Il a plutôt agi de manière intempestive en imposant la peine capitale à ce dernier sans motif valable.
[132] Ainsi, il incombait à l’employeur de convaincre le Tribunal de la justesse et de la suffisance de la cause alléguée au soutien de la fin d’emploi du plaignant. Celui-ci ne s’est pas déchargé de ce fardeau. La plainte doit donc être accueillie et le congédiement du plaignant annulé.