Par Me Paul-Matthieu Grondin, avec la collaboration de Soukaina Ouizzane
Dans une très récente décision rendue par le Tribunal administratif du travail, Niphakis c. Indeed Canada Corp., un employé soutient avoir été congédié en raison de son arrestation et des accusations criminelles qui ont suivi. Plaidant que ces accusations n’ont aucun lien avec son emploi au sens de l’article 18.2 de la Charte des droits et libertés de la personne (ci-après « Charte »), l’employé considère avoir fait l’objet d’un congédiement sans cause juste et suffisante, et dépose une plainte fondée sur l’article 124 de la Loi sur les normes du travail.
Le 15 novembre 2022, l’employé est arrêté pour des accusations de fraude, puis libéré en attendant son procès criminel. Environ un mois plus tard, l’employeur découvre que l’employé fait face à des jugements civils le condamnant pour fraude. Il affirme l’avoir congédié le 18 janvier 2023 en raison de ces jugements et non des accusations criminelles. Ainsi, selon lui, l’article 18.2 de la Charte ne s’applique pas en l’espèce.
L’article 18.2 de la Charte interdit le congédiement ou le refus d’embaucher une personne en raison du seul fait qu’elle a été déclarée coupable d’une infraction criminelle n’ayant aucun lien avec l’emploi. La personne qui se croit injustement congédiée ou qui s’estime victime de discrimination doit prouver 1) qu’elle a des antécédents judiciaires; 2) qu’elle a subi des représailles en emploi; et, 3) que ses antécédents judiciaires sont le motif réel ou la cause véritable de cette pénalisation. En ce qui concerne le dernier critère, la Cour suprême, dans l’arrêt Maksteel, précise que le plaignant n’a pas besoin de prouver que les accusations criminelles sont la seule cause de son congédiement. Il doit simplement démontrer qu’elles constituent l’un des motifs réels de celui-ci. Une fois ces conditions satisfaites, l’employé peut se défendre en démontrant l’existence d’un lien entre les accusations criminelles et l’emploi du plaignant.
En l’espèce, le Tribunal détermine que les trois conditions de l’article 18.2 de la Charte sont remplies. Il précise que les accusations criminelles ont véritablement participé au congédiement du plaignant.
Le Tribunal ajoute, que de toute façon, les poursuites et les jugements civils ne représentent pas une cause juste et suffisante de congédiement puisqu’ils sont survenus avant son embauche et, qu’au moment de son congédiement, le plaignant était en emploi depuis plus de quatre ans sans qu’aucun problème ne se soit manifesté.
Le Tribunal conclut également que l’employeur n’a pas réussi à démontrer l’existence d’un lien objectif et concret entre l’emploi du plaignant et les accusations criminelles.
Pour ces raisons, la plainte de l’employé est accueillie.
Voyez en plus grand détail comment la juge Drapeau motive sa décision :
Quel est le motif véritable du congédiement du plaignant? Les jugements civils le visant ou les accusations criminelles?
[20] Les articles 18.2 et 33 de la Charte prévoient que :
18.2 Nul ne peut congédier, refuser d’embaucher ou autrement pénaliser dans le cadre de son emploi une personne du seul fait qu’elle a été déclarée coupable d’une infraction pénale ou criminelle, si cette infraction n’a aucun lien avec l’emploi ou si cette personne en a obtenu le pardon.
33 Tout accusé est présumé innocent jusqu’à ce que la preuve de sa culpabilité ait été établie suivant la loi.
[…]
[25] Ainsi, bien qu’au moment de son congédiement, le plaignant ne fait l’objet d’aucune condamnation criminelle, le premier critère, celui des antécédents judiciaires, est satisfait. En effet, ce dernier était à ce moment visé par des accusations criminelles et en attente de subir son procès.
[26] De plus, il ne fait aucun doute que le congédiement du plaignant constitue une forme de représailles subie dans le cadre de son emploi. Reste donc à déterminer si les accusations criminelles le visant ont été le motif réel ou la cause véritable de son congédiement.
[…]
[30] Il n’est pas contesté que le plaignant est un employé exemplaire et que son dossier disciplinaire est vierge. Ce dernier a même été promu à un poste de chef d’équipe en raison de ses bonnes performances au travail. Ainsi, le congédiement ne peut qu’être relié aux jugements civils antérieurs ou aux accusations criminelles déposées contre lui en décembre 2022. Précisions que, dans un cas comme dans l’autre, ce sont ses conduites frauduleuses qui lui sont reprochées.
[…]
[40] Comme le démontre clairement la preuve, c’est en raison de la publication dans les médias d’un article concernant l’arrestation et les accusations criminelles que l’employeur a décidé d’effectuer des recherches sur le plaignant. S’il n’avait pas été mis au courant de l’existence de procédures criminelles, il n’aurait pas cherché à en savoir plus sur le passé du plaignant qui était à son emploi depuis quatre ans.
[41] Force est de conclure que les accusations criminelles participent véritablement à la cause du congédiement du plaignant. La preuve révèle en effet qu’une partie importante de l’enquête porte sur l’arrestation et le processus criminel. De plus, la directrice RH insiste sur le fait que le poste occupé par le plaignant est incompatible avec les actes frauduleux envers des personnes vulnérables. Or, tant les condamnations civiles que les accusations criminelles concernent des gestes frauduleux reprochés au plaignant.
[…]
[43] La preuve révèle de façon prépondérante que les jugements civils ne constituent pas la cause réelle du congédiement. Il ressort de la preuve que ce sont les accusations criminelles qui ont été l’élément déclencheur de l’ouverture d’une enquête et qui, au surplus, ont fait en sorte que l’employeur ait décidé de mettre fin à l’emploi du plaignant.
[44] Puisque les trois premières conditions de l’article 18.2 de la Charte sont remplies, le plaignant bénéficie de la protection d’emploi qui y est prévue. Pour la repousser, il appartient à l’employeur de démontrer l’existence d’un lien objectif entre les accusations criminelles et l’emploi du plaignant.
L’employeur démontre-t-il un lien objectif entre l’emploi du plaignant et les accusations criminelles?
[56] L’employeur n’a pas expliqué en quoi les accusations de fraude immobilière pour des faits qui remontent à avant son embauche le rendent soudainement inapte à occuper un poste qui est le sien depuis quatre ans dans le domaine du recrutement. Il a surtout insisté sur l’importance des montants et l’aspect répréhensible de la fraude.
[57] Or, la preuve démontre que les tâches du plaignant se limitent essentiellement à développer de la clientèle et assister celle-ci dans son processus de recrutement afin que ses clients puissent trouver les meilleurs candidats pour leurs postes. De plus, en tant que chef d’équipe, il a la responsabilité d’assister ses coéquipiers et de s’assurer que son équipe atteint les objectifs de vente. Son rôle est celui d’un mentor et il n’occupe pas un poste hiérarchique très élevé dans l’entreprise. Aussi, il n’a pas à manipuler de l’argent ni conseiller ses clients à cet égard ou dans le domaine de l’immobilier.
[…]
[61] De plus, l’employeur n’a pas établi que l’arrestation et la publicité qui l’a entourée lui a causé du tort, a nui à son image ou a eu un impact auprès de sa clientèle. Le seul article déposé en preuve par l’employeur ne fait aucun lien avec l’employeur et ne contient pas de photo du plaignant. Il n’a pas non plus été établi que d’autres articles auraient fait un tel lien.
[…]
[64] Ainsi, le Tribunal conclut que l’employeur n’a pas fait la preuve d’un lien objectif entre l’infraction de fraude dans un contexte immobilier et l’emploi de chef d’équipe aux ventes en recrutement.