Par Me Paul-Matthieu Grondin, avec la collaboration de Julia Leclair
Dans la décision Murat c. Construction DJL Inc., la Cour supérieure a examiné la situation d’un président expatrié de France, qui s’est vu tirer avantage des régimes de retraite canadien et français à la suite de son congédiement injustifié.
Murat a débuté sa carrière en France en 1978 en tant qu’ingénieur chez Construction DJL, une filiale canadienne d’Eurovia S.A. spécialisée dans la réparation de routes et de ponts. En 1999, il a été promu vice-président de Construction DJL et s’est expatrié au Canada. En 2009, il a accepté le poste de président d’Eurovia Canada, la société gérant les filiales canadiennes d’Eurovia S.A. À la suite de cette promotion, une entente de rupture est signée entre M. Murat et Eurovia S.A. Comme ce nouveau poste impliquait que M. Murat termine sa carrière au Canada, l’entente prévoyait une indemnité de 485 630 euros pour compenser la perte des avantages liés à son statut d’expatrié.
En novembre 2010, Eurovia Canada a congédié M. Murat, alors âgé de 58 ans, sans préavis ni explication. Selon M. Murat, il s’agissait d’un congédiement déguisé, abusif et injustifié. Eurovia Canada, de son côté, soutenait que ce congédiement était justifié, invoquant que M. Murat ne répondait pas aux attentes du poste.
Un enjeu important du litige concernait la participation de M. Murat aux régimes de retraite de Construction DJL. Dès son embauche en 1978, il avait adhéré au régime de retraite français de Construction DJL. En 2003, après sa promotion au poste de vice-président, il avait également adhéré à un régime de retraite canadien destiné aux cadres de Construction DJL. Eurovia Canada alléguait que cette double participation, l’une au régime français et l’autre au régime québécois, avait été réalisée de manière subreptice, sans que ni Eurovia S.A. ni Construction DJL n’en aient été informées. M. Murat, quant à lui, soutenait qu’il avait adhéré aux deux régimes sans cachette ou subterfuge.
Le Tribunal a conclu que le congédiement de M. Murat avait été fait sans cause juste et suffisante. Il a également ordonné à Eurovia Canada et à Construction DJL d’accorder à M. Murat tous les avantages découlant de sa participation aux deux régimes de retraite. En outre, le Tribunal lui a octroyé une indemnité correspondant à 12 mois de salaire.
Voyez comment le juge a justifié sa décision :
Le droit aux régimes de retraites québécois :
[62] Mentionnons immédiatement qu’il n’existe aucune disposition législative, qu’elle soit québécoise ou française, qui vient empêcher la participation à deux régimes de retraite de façon simultanée ou contemporaine.
(…)
[77] Rien n’exclut qu’il existe un contrat de travail canadien en parallèle du contrat français consenti par Jean Lefebvre. Il est utile de souligner que le régime des employés de construction DJL est obligatoire pour tout employé, dont Monsieur Murat.
[78] Le Tribunal est incapable de retenir de la preuve que Monsieur Murat agit de façon détournée face à Jean Lefebvre, Eurovia S.A., et DJL, en ne discutant pas spécifiquement avec la hiérarchie française ou québécoise, de sa participation aux régimes de retraite québécois et français.
[79] Il est indéniable qu’il s’agit d’un avantage important. Or, le contrat français s’il ne le prévoit pas ne l’interdit pas non plus. Ce même contrat prévoit la possibilité d’autres conditions offertes par DJL. La preuve montre que le prédécesseur de Monsieur Murat, Monsieur Seyvet participe au régime DJL. En principe, ce régime est obligatoire et Monsieur Murat ne demande rien à son arrivée et sa participation se fait de façon quasi automatique.
[80] Qui doit porter l’odieux de la constatation que les conditions de travail française et québécoise ne sont possiblement pas arrimées? Il appartient aux défenderesses de le démontrer puisque rien n’interdit la participation à deux régimes. Or, la preuve montre que Jean Lefebvre et Eurovia, d’une part, et DJL, de l’autre, ne s’échangent pas les conditions de travail des expatriés français. C’est beaucoup plus tard que le directeur des ressources humaines de DJL, Monsieur Voisine, aura accès aux conditions de travail. Avant la venue de Monsieur Voisine, les conditions de travail des expatriés français auprès de DJL demeurent secrètes et inconnues. Le salaire et les bonis sont approuvés par Eurovia S.A. et personne chez DJL ne sait la nature exacte des avantages consentis aux expatriés.
[81] Dans de telles circonstances, il est difficile de reprocher au demandeur de ne pas s’assurer que les défenderesses sont informées de la situation alors qu’elles ne posent aucun geste pour s’échanger de l’information. Il serait pourtant logique que l’entreprise qui met à disposition un employé à une autre s’assure que cette dernière connaît les conditions de cette expatriation.
[82] Le Tribunal conclut que Monsieur Murat participe au régime de retraite des employés de construction de DJL comme tout autre employé doit le faire et que sa conduite n’a rien de malhonnête.
[83] La même conclusion s’impose face à la participation de Monsieur Murat au régime à prestations déterminées mis sur pied par DJL à la fin de l’année 2002. Non seulement la participation de Monsieur Murat n’est pas détournée, la preuve montre qu’elle est connue de Monsieur Daniel Roffet. Celui-ci siège au conseil d’administration de DJL et participe aux discussions qui amènent l’entreprise à prendre la décision de créer ce nouveau régime pour les cadres. Monsieur Roffet est alors directeur général adjoint de Eurovia S.A. C’est à lui que Monsieur Murat se rapporte sur les diverses activités de DJL.
(…)
[91] En terminant sur la révision de la preuve, le Tribunal ajoute les éléments suivants. D’abord, Monsieur Voisine confirme qu’à l’été 2007, il doit gérer la venue de 3 expatriés français chez DJL, soit Messieurs Lebeau, Neveu et Velly. Il reçoit alors copie des contrats français de ces trois personnes. Monsieur Voisine constate que leurs contrats prévoient expressément qu’ils n’ont pas droit au régime de retraite québécois. Il est certain que ceci est bien différent du contrat français de Murat qui est muet sur le sujet. Si Jean Lefebvre ou Eurovia S.A. voulaient l’interdire à Murat, cela aurait dû être écrit.
[92] Ensuite, Monsieur Voisine lors d’une rencontre avec Monsieur Velly, à la fin de l’année 2009 ou possiblement au début 2010, lui apprend que Monsieur Murat bénéficie du régime de retraite de DJL. Ceci a déclenché des questionnements et la venue de Monsieur Lascols à Boucherville. Monsieur Voisine précise qu’avant ce moment, il n’a jamais reçu de question de Paris à propos du régime de retraite. Plus tard en 2010, Monsieur Voisine reçoit instructions que la liste des cadres participants au régime doit dorénavant être approuvée par le président du conseil de DJL ainsi que deux membres du conseil.
[93] Ainsi, lorsqu’en mars 2010 Monsieur Murat signe sa rupture d’emploi avec Eurovia S.A.et la convention avec Eurovia Canada, sa participation au régime des cadres désignés chez DJL est connue de ses deux interlocuteurs, Velly et Lascols. Aucune discussion n’est amorcée sur la participation de Murat au régime. Si cette participation est illégale et sans droit, l’opportunité est idéale pour en traiter. Pourtant, rien n’est dit. Au contraire, la convention avec Eurovia Canada prévoit la participation au régime de retraite par Monsieur Murat. Monsieur Voisine confirme qu’Eurovia Canada n’ayant pas de services administratifs, il a le choix de créer un nouveau régime de retraite ou d’ajouter Eurovia Canada à celui de DJL. Finalement, la paie et la participation au régime se fait par l’entremise de DJL et cette situation persiste au jour du congédiement.
[94] Le Tribunal est d’avis que la participation aux régimes de retraite par Monsieur Murat n’est pas illégale ou sans droit. Les défenderesses ne rencontrent pas leur fardeau de démontrer un geste déloyal de la part de Monsieur Murat. La demande reconventionnelle de DJL pour récupérer les prestations de l’employeur au régime de retraite des employés de construction DJL sera rejetée et la participation de Monsieur Murat au régime pour les cadres désignés sera confirmée dans les conclusions du jugement.
Le congédiement effectué sans cause juste et suffisante :
[122] La preuve est prépondérante que Monsieur Murat ne reçoit aucun reproche au cours de ses années de service, alors qu’il œuvre auprès de DJL et même lorsqu’il est président d’Eurovia Canada. Au contraire, la preuve documentaire établit que Murat est l’objet de félicitations. En 2009, le Groupe Vinci lui accorde des actions de performance et des options de souscription de cette société, avantage qui est conféré aux employés du groupe qui affichent un rendement satisfaisant et sur recommandation de leurs hiérarchies. Toujours en 2009, le président de Eurovia S.A. le félicite pour avoir conclut une entente à long terme dans le projet Gaspé54. En décembre 2009, il reçoit de nouveaux éloges suite à l’obtention d’une certification ISO pour DJL 55.
[123] La lettre de congédiement note une insatisfaction vis-à-vis le travail de Monsieur Murat. Au jour du congédiement, aucune explication n’est donnée à Monsieur Murat. Le plaidoyer d’Eurovia Canada ne soulève pas plus de motifs particuliers pour expliquer cette insatisfaction.
Les sommes auxquelles M. Murat a droit suite à son congédiement :
[136] Il n’est pas question dans le présent cas d’un congédiement pour cause de malversation, fraude, faute majeure ou négligence grossière. Par ailleurs, Monsieur est âgé de 58 ans au moment de son congédiement.
(…)
[139] Dès l’âge de 55 ans, ce que Monsieur Murat peut réclamer, c’est une rente selon les options qui s’offrent à lui et qui sont décrites dans l’état de participation. Le Tribunal précise que de l’aveu même de Monsieur Voisine, le calcul de rente indiqué dans ce document devrait tenir compte d’une rente de 2,5% et non de 2 %. Le Tribunal accepte la preuve apportée par le demandeur que ses salaires pour les fins du régime sont : en 2008 – 550 497,16$, en 2009 – 563 784,16$ et en 2010 – 628 464, 48 65.
(…)
[142] Le Tribunal statue que la participation de Monsieur Murat au régime des employés de construction DJL ainsi qu’au régime des cadres désignés est valide et que Monsieur Murat a droit aux prestations prévues par les deux régimes.
(…)
[155] Le Tribunal ne peut ignorer la compensation reçue d’Eurovia S.A. pour les années de services auprès de cette entreprise. La convention avec Eurovia Canada Inc. est un nouveau départ, mais le Tribunal est d’avis qu’il ne peut mettre de côté l’historique de la relation entre le demandeur d’une part et, d’autre part, Eurovia S.A. et DJL. Monsieur Murat a acquis une longue expérience auprès de DJL, il connaît bien le marché canadien et il est justement choisi pour voir à son élargissement.
[156] Sans dire que le demandeur est incité à quitter DJL pour Eurovia Canada, le Tribunal retient que lorsque Monsieur Murat s’entretient avec Monsieur Tavernier, en septembre 2009, les deux hommes sont conscients qu’il s’agit d’un poste de fin de carrière pour Monsieur Murat. Il est raisonnable d’affirmer que Monsieur Murat ne s’attendait certainement pas à être congédié 10 mois après sa signature de la convention de travail du 23 mars 2010.
[157] Pour le Tribunal, c’est un élément à soupeser dans l’évaluation de la justesse du délai congé offert par Eurovia Canada, Monsieur Murat s’est fié aux paroles de Monsieur Tavernier.
[158] Dans ces circonstances, le Tribunal conclut que le préavis de trois mois prévus à la convention entre Monsieur Murat et Eurovia Canada n’est pas raisonnable. En effet, en considération du poste occupé, de la durée de l’emploi, de son expectative légitime de terminer sa carrière auprès d’Eurovia Canada, et également du fait de son âge, un délai congé de douze mois est, aux yeux du Tribunal, approprié.