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Une directrice de création et de production comptant 30 ans d’expérience congédiée sans cause juste et suffisante

13 novembre 2024

Par Me Paul-Matthieu Grondin, avec la collaboration de Julia Leclair

 

 

Dans la décision Gellatly c. Neon Buddha Ltd., le Tribunal administratif du travail a examiné si un employeur pouvait licencier un employé pour des raisons économiques, puis le remplacer en embauchant un salarié moins bien rémunéré à l’extérieur de l’entreprise.

Mme Gellatly a été embauchée chez Neon Buddha en 2016 en tant que directrice de la création et de la production. Elle possédait alors une trentaine d’années d’expérience dans son domaine et était sollicitée par plusieurs entreprises. En mars 2020, en raison de difficultés économiques attribuables à la pandémie de Covid-19, l’employeur a tenté de réduire sa masse salariale en licenciant des employés de la division de création et production vestimentaire, dont Mme Gellatly.

À sa fin d’emploi, Mme Gellatly était responsable de la gestion de l’équipe créative, de l’approbation des produits et de la qualité de la production, de la création des styles, de la participation aux foires commerciales et des rencontres avec les fournisseurs. Dix jours après son licenciement, Neon Buddha l’a remplacée en embauchant une nouvelle employée, rémunérée à un salaire inférieur, pour reprendre la production de la ligne vestimentaire laissée en suspens.

Mme Gellatly a déposé une plainte pour congédiement sans cause juste et suffisante, contestant ainsi la rupture de son lien d’emploi. Elle soutenait que son poste de cadre intermédiaire n’avait pas été réellement aboli et affirmait avoir fait l’objet d’un congédiement déguisé. L’employeur rétorquait que Mme Gellatly occupait un poste de cadre supérieur, ce qui la rendait exclue des protections de l’article 124 de la LNT. Il affirmait également que son départ constituait un licenciement motivé par des difficultés économiques nécessitant une réduction de la masse salariale.

Le Tribunal a conclu, d’une part, que la plaignante n’était pas une cadre supérieure et, d’autre part, qu’elle avait bien été congédiée. Il a relevé plusieurs indices indiquant que le licenciement invoqué était en réalité un subterfuge pour camoufler un congédiement. Le Tribunal a donc accueilli la plainte, mais a jugé que la réintégration n’était pas la mesure de réparation appropriée.

Voyez comment la juge a justifié sa décision :

 

 

Est-ce que la plaignante est une cadre supérieure?

[20] La preuve portant sur ses responsabilités ne révèle cependant pas une participation à l’élaboration des politiques, des orientations et des stratégies de l’entreprise, et ce, que ce soit au niveau de la commercialisation, des ressources humaines et même de la création. L’exécution de ses tâches se déploie plutôt dans le corridor tracé par la direction.

[21] En premier lieu, la plaignante ignore le portrait financier global de l’entreprise et la répartition des postes budgétaires. Cet indice est loin d’être banal dans une petite entreprise où la division du travail est plus poreuse. Il est dès lors difficile de conclure qu’elle est partie prenante aux décisions de l’entreprise. Le fait qu’elle ait admis connaître le montant de la diminution des ventes de 2016 à 2020 n’écarte pas cette conclusion puisque sa prime annuelle dépend du montant de celles-ci. Il était nécessaire qu’elle en soit informée.

[22] De plus, même dans sa division, chacune de ses décisions ayant un impact monétaire doit être approuvée par les dirigeants.

(…)

[28] Finalement, près de la moitié des personnes œuvrant pour l’entreprise sont au même niveau hiérarchique que la plaignante ou supérieur à elle. Retenir la proposition de l’employeur mène à conclure qu’il y a plus de cadres supérieurs que de salariés.

[29] En fait, comme l’illustre l’extrait précédemment cité de l’arrêt Beaulieu, la taille de l’entreprise sous examen est l’un des éléments à jauger dans la pondération des indices. L’employé qui relève directement du président ou du directeur général dans une entreprise de petite taille comme dans le présent dossier n’est pas un élément aussi signifiant que dans une grande. Dans la première, la structure hiérarchique comporte moins d’échelons et l’accès à la direction n’est pas autant déterminant. La proximité hiérarchique du poste de direction de la création et de la production avec les deux dirigeants n’est donc pas décisive dans le présent contexte.

[30] C’est ainsi qu’en regard des critères élaborés par la jurisprudence, le Tribunal constate que l’employeur n’a pas démontré par une preuve prépondérante que la plaignante est une cadre supérieure au moment de sa fin d’emploi. La plainte est donc recevable.

La plaignante a-t-elle fait l’objet d’un licenciement ou d’un congédiement déguisé?

[43] Dans le présent dossier, il n’est pas contesté que l’employeur traversait d’importantes difficultés économiques. Il licencie cinq employés pour réduire sa masse salariale. La vague emporte tous les employés de la division de création et de production vestimentaire, soit la plaignante et les deux employés qu’elle supervisait.

[44] Or, la division que la plaignante dirigeait est le cœur de l’entreprise. Ses activités ne peuvent se poursuivre sans employé dédié à la création et à la production vestimentaire.

[45] En réalité, l’employeur admet à l’audience avoir remplacé la plaignante dix jours après avoir mis un terme à son emploi. Il embauche alors une nouvelle employée qui reprend la production de la ligne vestimentaire laissée en plan par la fin d’emploi de la plaignante. Celle-ci succède à cette dernière dans ses principales fonctions. Il est vrai qu’elle n’a pas d’employé à superviser. Cependant, elle hérite de l’ensemble des tâches associées aux activités de la division de création et production.

[46] L’employeur affirme qu’il aurait été insultant de demander à la plaignante d’accepter l’importante coupure salariale qu’il souhaitait obtenir. Il explique avoir présumé qu’elle refuserait.

[47] Or, ces explications ne sont pas convaincantes. Pour le Tribunal, le motif invoqué pour rompre le lien d’emploi n’est ni véritable, ni licite dans le présent contexte.

[48] En effet, quelques jours avant que l’employeur ne mette un terme à son emploi, la plaignante propose que son salaire soit réduit de 30 000 $. Elle est consciente des difficultés économiques vécues par l’entreprise qui sont accentuées par la pandémie. Elle affirme qu’elle a été étonnée de la réaction du directeur général qui ne semble pas enchanté de cette proposition. Après plusieurs discussions, alors que la plaignante est dans l’attente d’un retour sur son offre de réduction salariale, il la contacte pour lui annoncer la fermeture complète de l’entreprise et son licenciement effectif le jour même. Le lendemain, lorsqu’elle apprend qu’il ne s’agit en réalité que d’une fermeture partielle, la plaignante propose d’être mise à pied temporairement étant donné l’incertitude entourant la situation pandémique de la Covid-19. Elle reformule par écrit cette proposition qui restera lettre morte. Jamais l’employeur ne l’informe de son intention d’embaucher une nouvelle personne.

[49] Il est vrai qu’il y a un écart considérable entre la proposition de réduction salariale de la plaignante et le salaire versé à la personne embauchée subséquemment. Toutefois, devant l’ouverture initiée par la plaignante de réduire son salaire, l’explication de l’employeur ne fait pas mouche. Il prétend apprécier son travail, mais il préfère rompre son lien d’emploi définitivement plutôt que de prendre le risque de l’insulter ou de voir sa proposition salariale refusée. Or, cette crainte de la heurter se concilie mal avec l’ouverture dont fait preuve la plaignante. Après avoir initié une négociation pour réduire son salaire, elle offre d’être mise à pied temporairement. Cette proposition l’aurait placée dans une situation financière probablement plus précaire que d’occuper le poste avec le salaire offert à la nouvelle employée. La réaction initiale du directeur général à l’offre de réduction salariale semble plutôt révéler qu’il est embarrassé par l’idée de maintenir le lien d’emploi de la plaignante. D’ailleurs, il existait un contentieux depuis un certain temps entre la plaignante et l’employeur quant à l’indemnité de départ prévue au projet de son contrat de travail. Lorsqu’il a mis un terme à son emploi, l’employeur a donc appliqué le montant qu’il souhaitait, soit deux semaines d’indemnité salariale.

[50] L’employeur n’a conséquemment pas fait la preuve que les difficultés économiques et la réorganisation du travail sont la cause de la fin d’emploi de la plaignante. Il a plutôt saisi l’occasion pour s’en départir dans le contexte d’incertitudes économiques et organisationnelles marquant les débuts de la pandémie de Covid-19.

(…)

[53] L’employeur n’a fait ici aucun effort pour maintenir la plaignante en emploi. Cela confirme qu’il ne s’agit pas réellement d’un licenciement. Dans les présentes circonstances, le motif de réduction de la masse salariale invoqué pour remplacer la plaignante est contraire à la protection offerte à l’encontre d’un congédiement sans cause juste et suffisante aux salariés détenant deux ans de service continu.

[55] En premier lieu, le fait que l’employeur ait camouflé ses intentions de maintenir ses activités et remplacer la plaignante par une nouvelle employée constitue un indice important de l’existence d’un subterfuge. La plaignante apprend dans les semaines qui suivent que la ligne vestimentaire sur laquelle elle travaillait est toujours en cours de production. Étonnée, elle doit s’informer alors auprès d’un fournisseur de l’entreprise qui lui confirme l’information et le nom de la personne qui effectue désormais ses tâches.

[56] Ensuite, les changements de versions dans l’annonce initiale à la plaignante d’une fermeture de l’entreprise pour ensuite corriger vers une explication de réduction des activités concourent aussi à confirmer l’embarras de l’employeur à l’informer clairement de ses véritables intentions. Initialement, le directeur général informe la plaignante de la fermeture de l’entreprise. La lettre de fin d’emploi du 27 mars 2020 mentionne laconiquement que celle-ci est motivée « en raison de la pandémie ». Le lendemain, le propriétaire de l’entreprise communique avec elle pour corriger le tir en mentionnant qu’il y a eu un malentendu et que l’entreprise ne ferme que partiellement. Le Tribunal ne croit pas qu’il y ait pu avoir confusion entre les deux dirigeants sur une question aussi cruciale.

[57] Finalement, le motif de l’économie des frais de location du local à Montréal pour justifier le choix de la nouvelle personne embauchée alors que la plaignante œuvrait déjà en télétravail au moment de sa fin d’emploi apparait alors comme un prétexte.

[58] Le Tribunal constate qu’il ne s’agit pas d’un licenciement mû par les besoins de l’entreprise, mais d’un congédiement déguisé. Il accueille la plainte.

La réintégration est-elle possible?

[63] Le Tribunal n’est pas lié par les représentations des parties sur l’existence d’une impossibilité ou d’une importante difficulté à l’ordonnance de réintégration.

[64] Dans le présent dossier, il constate néanmoins qu’il existe un obstacle réel et sérieux à ce que la plaignante puisse pleinement accomplir la prestation de travail est comptée.

[65] En effet, la liberté professionnelle propre à la création des lignes vestimentaires nécessite entre elle et son employeur la présence d’un lien de confiance. Celui-ci a vraisemblablement été rompu selon le commun constat des parties. La taille de l’entreprise laisse peu d’espace pour retisser ces liens. Les chances d’échec de ce raccommodage sont si importantes dans le présent contexte qu’elles constituent une infaisabilité au sens de la jurisprudence.