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Les implications dans différentes compagnies, les conflits d’intérêts et le congédiement

18 novembre 2024

Par Me Paul-Matthieu Grondin, avec la collaboration de Julia Leclair

 

 

 

Dans la décision Darveau c. Transcontinental, la Cour supérieure se questionne quant à savoir si les allégations de fautes par l’employeur étaient suffisamment graves pour justifier le congédiement d’un employé sans préavis.

TOTEM est une division de Transcontinental Inc. (« TC »), une entreprise spécialisée dans la production de contenu pour des publications commerciales. En 2014, Louis-Jacques Darveau a été embauché comme directeur général et vice-président solutions contenu de TOTEM pour redresser la rentabilité de l’entreprise. Dès son arrivée, M. Darveau a lancé plusieurs projets, dont le projet Make Ready, qui impliquait des collaborations avec son propre magazine, The Alpine Review (« TAR »).

Sous la gestion de M. Darveau, TOTEM est redevenue rentable, permettant à TC de mettre en vente TOTEM en 2015. En avril 2016, après la perte d’un important contrat, le volume de travail chez TOTEM a chuté, ce qui a lourdement affecté le moral du personnel. Craignant une vague de démissions, M. Darveau a proposé aux employés de TOTEM d’occuper leurs temps libres en travaillant sur le troisième numéro de TAR. Ce travail ne les empêchait pas de se consacrer au travail pour les clients de TOTEM.

Le 20 mai 2016, une employée de TOTEM a exprimé ses inquiétudes au chef des finances de TC, Nelson Gentiletti, concernant la relation entre TOTEM et TAR, ce qui a déclenché une enquête sur un possible conflit d’intérêts et sur l’utilisation des ressources de TOTEM au profit de TAR. Par suite de cette enquête, M. Darveau a été suspendu le 21 juin 2018 et congédié peu après.

TC soutenait que M. Darveau avait mélangé les ressources de TOTEM et TAR, créant des conflits d’intérêts. TC plaidait également que M. Darveau avait commis plusieurs fautes graves qui, individuellement ou par leur accumulation, justifiaient un congédiement sans préavis. De son côté, M. Darveau contestait la légitimité de son congédiement sans préavis et réclamait des dommages-intérêts pour des fautes de TC dans le cadre de l’enquête disciplinaire et du congédiement.

Darveau a eu gain de cause concernant les principales fautes alléguées, soit celles concernant TAR. Toutefois, le Tribunal a reproché à M. Darveau un manque de transparence pour ne pas avoir informé TC de son implication dans l’entreprise MissFresh et pour avoir utilisé les ressources de TOTEM au bénéfice de cette dernière. Ce conflit d’intérêts non déclaré avec MissFresh a été jugé comme une faute disciplinaire, suffisante à elle seule pour justifier un congédiement sans préavis.

Voyez comment le juge a justifié sa décision :

 

 

L’interprétation du contrat d’emploi P-5 :

[64] Darveau agit sans se cacher de quoi que ce soit, ce qui est l’attitude d’une personne convaincue qu’elle se conforme donc à son contrat d’emploi. Sous sa direction, il y a quelques activités conjointes de TOTEM et TAR, notamment quant à la conférence AERIALS et quant au projet Make Ready. TC est au courant de cela, au moins dans les grandes lignes. Elle ne fait pourtant rien.

[65] Le Tribunal considère particulièrement pertinent que les représentants comptables ne trouvent rien à redire et ne considèrent même pas qu’il faut en faire rapport à leur supérieurs. Quoi qu’il en soit, ils sont les mandataires de TC et leur connaissance des faits lui est imputable.

[66] Le Tribunal conclut que le contrat P-5 permet à Darveau de continuer de travailler pour TAR, pendant son emploi avec TC et de créer des synergies entre TOTEM et TAR, dans la mesure où cela est fait pour contribuer aux intérêts de TOTEM, notamment quant à son rayonnement et en montrant ce qu’elle est capable d’offrir à ses clients.

[67] Il est évident que le contrat P-5 permet à Darveau des actions ou omissions qui pourraient autrement constituer un conflit d’intérêts et un manquement aux politiques générales de TC. C’est la conséquence de la volonté des parties. Les limites de cette permission ne sont toutefois pas bien définies.

[68] Dans la mesure où le contrat P-5 est ambigu, c’est TC qui doit en supporter les conséquences et aviser Darveau de ce qu’elle considère comme étant interdit et de dissiper, par-là, toute ambigüité.

(…)

Darveau a-t-il commis une faute disciplinaire en mêlant les activités de TOTEM et de TAR ?

[89] Pour le Tribunal, dans tout ce qui concerne TAR, il est clair que Darveau agit sincèrement pour le bénéfice de TOTEM. Sa vision de la nécessité de développer le « thought leadership » et de démontrer aux clients actuels et éventuels de TOTEM qu’elle est une entreprise capable de produire des publications modernes, et les convaincre de recourir à ses services. Or, TC ne démontre pas, de manière prépondérante, que cette vision et ce plan sont fautifs.

[90] Darveau est embauché pour son expertise, son réseau, sa réputation et sa vision. Darveau peut avoir tort dans son appréciation de la valeur pour TOTEM de cette relation avec TAR. Il peut se tromper. Mais, cela ne constitue pas une faute disciplinaire. TC plaide qu’« aucune preuve convaincante n’a été présentée lors du procès quant à un réel impact positif de TAR pour TOTEM ». Or, c’est sur TC que repose le fardeau de preuve, non pas sur Darveau.

(…)

[96] La théorie de la cause de TC, eu égard à TAR, repose sur une approche erronée. TC ne comprend pas, ou refuse d’accepter, que TAR et Make Ready et tout ce qui en découle font partie d’une convergence synergique par laquelle TOTEM cherche à développer de nouveaux canaux de communication qu’elle pourra ensuite vendre à ses clients.

[97] En réalité, l’approche retenue par Darveau ressemble un peu à celle des constructeurs. Ils construisent des maisons modèles, sauf que, dans ce cas-ci; TOTEM, sous la direction de Darveau, fait des publications modèles Mais plus encore, TOTEM veut se servir de TAR comme d’un espèce de cheval de Troie pour déjouer la méfiance des clients afin de les accrocher et les convaincre que TOTEM est le partenaire qu’il leur faut.

(…)

[100] TC ne convainc pas le Tribunal qu’est fautive la décision de Darveau de demander aux employés de TOTEM, qui le veulent bien, de travailler sur la préparation de la troisième édition de TAR.

[101] Il retient à cet égard les explications de Pittman et Darveau quant à la raison de cette demande. TOTEM est à vendre. Il y a une baisse du volume de travail et l’inquiétude grandit parmi le personnel. TOTEM n’a pas assez de travail pour occuper tout le monde. Darveau est soucieux d’occuper les gens pour éviter qu’ils ne se découragent et quittent leur emploi, réduisant la valeur de TOTEM à peau de chagrin, alors même que des discussions de vente sont en cours.

[102] Cette décision de Darveau est tout à fait raisonnable et au bénéfice de TOTEM.

(…)

[105] Il est exact que du contenu acheté et payé par TOTEM, pour Make Ready, s’est retrouvé dans la troisième édition de TAR. Le Tribunal est convaincu que l’intention, lors de la conclusion de ces contrats, était bien d’utiliser ces contenus pour Make Ready (TOTEM). Ce n’est que pour servir les intérêts de TOTEM qu’on les utilise finalement pour TAR.

(…)

[110] Quant à la confusion relative aux marques de commerces et adresses internet, TC ne convainc pas le Tribunal que Darveau s’est approprié quoi que ce soit. TC n’a en place aucun processus ou politique quant à la gestion de tels actifs; elle ne peut donc prouver un manquement de Darveau.

(…)

[114] TC ne convainc pas que la décision de Darveau d’embaucher Duckworth est fautive.

[115] Duckworth apporte une expertise utile à TOTEM. La preuve ne révèle d’ailleurs pas que TC l’ait licenciée. S’il est vrai que le moment de l’embauche de Duckworth puisse apparaitre mal choisi, si on ne tient compte que des semaines qui suivent, son embauche doit cependant être appréciée dans une perspective, à plus long terme, d’acquisition de talents pour développer des affaires et est, sous cet éclairage, tout à fait raisonnable.

(…)

[117] En réalité, l’analyse de toutes les questions relatives à un conflit d’intérêts concernant TAR dépend de l’angle sous lequel on les aborde. Le Tribunal retenant qu’il est prouvé, de manière prépondérante, que Darveau considérait raisonnablement qu’il était autorisé à faire ce qu’il faisait et qu’il agissait dans l’intérêt de TOTEM, cela entraine le rejet des allégations de faute.

(…)

Darveau a-t-il commis une faute disciplinaire eu égard à la relation avec Missfresh?

[119] TC convainc le Tribunal que le recours aux services de TOTEM pour aider Missfresh à développer sa mise en marché, sans dévoiler son conflit d’intérêts à ses supérieurs, constitue une faute disciplinaire.

(…)

[125] Darveau est administrateur et investisseur de Missfresh, une jeune entreprise active dans le marché des ensembles de repas à préparer. Sous sa direction, deux rencontres46 de deux demi-journées chacune sont tenues, en avril 2016, aux bureaux de TOTEM.

[126] Quatre employés de TOTEM et Darveau y participent, pour TOTEM, alors qu’une seule personne y participe pour Missfresh. On y discute de ce qui peut être fait pour améliorer la position de Missfresh sur le marché. Darveau affirme que le but de ce « workshop » est aussi pour TOTEM de développer son expertise sur le marché de l’alimentation.

(…)

[131] Darveau viole clairement les politiques et le code de conduite D-21 de TC.

[132] Il viole également son contrat P-5 et son obligation légale de loyauté, en ne dévoilant pas à TC le conflit d’intérêts dans lequel il se trouve concernant Missfresh. Comme investisseur et administrateur de Missfresh, Darveau est on ne peut plus clairement en conflit d’intérêt réel, sinon apparent. C’est la seule conclusion à laquelle peut en venir une personne raisonnable. Il n’y a aucune ambigüité ou zone grise. TC n’a pas l’obligation de donner un autre avis à Darveau avant de lui imposer une mesure disciplinaire.

[133] Le Tribunal ne met nullement en doute la bonne foi de Darveau. La décision d’offrir des services à Missfresh était peut-être, sage du point de vue du développement des affaires de TOTEM, mais il demeure que Darveau devait divulguer son conflit d’intérêts à TC à qu’il il appartenait de décider de l’autoriser ou non à procéder comme il l’a fait.

(…)

Le droit de Darveau à un préavis et à des dommages-intérêts :

[150] En considérant l’ensemble des circonstances, le Tribunal doit conclure que TC a des motifs sérieux de congédier Darveau. En choisissant de faire affaires avec Missfresh, Darveau s’est mis en conflit d’intérêts. Au surplus, en offrant à Missfresh les services d’employés de TOTEM, pendant l’équivalent d’une journée entière, en plus de l’occasion où TOTEM s’est chargéede livrer des produits de Missfresh à ces clients, Darveau cause préjudice à TC.

[151] De plus, en acceptant une nomination au conseil d’administration de Missfresh, il commet une faute supplémentaire.

[152] La commission de telles fautes par un cadre supérieur est très grave et justifie, dans le contexte de la présente affaire, un congédiement sans préavis sans égard à la bonne foi de Darveau.

[153] Darveau n’a droit à aucune indemnité de préavis. La transaction P-8 envisage clairement que si TC congédie DARVEAU pour motifs sérieux, il n’a alors pas droit aux divers avantages qui y sont prévus.

(…)

[171] La preuve ne révèle aucun abus ou faute caractérisée de la part de TC. L’enquête est menée avec diligence et sans diffuser de propos diffamatoires sur Darveau. Le seul fait que la décision de l’employeur soit communiquée à Darveau quelques semaines plus tard que ce qu’on lui avait indiqué ne constitue pas une faute. Pas plus que le fait que des clients soient informés de sa suspension. Les quelques erreurs ou imprécisions dans le rapport de Bolduc ne sont pas suffisamment importantes pour engager la responsabilité de TC, surtout qu’elles n’ont pas de conséquence sur la validité de la décision de congédiement.