arrow_back Retour aux articles

Les modifications unilatérales par l’employeur des structures de bonification

2 décembre 2024

Par Me Paul-Matthieu Grondin avec la collaboration de Julia Leclair

Dans une décision très récente de la Cour supérieure, Gelencser c. EBC inc., le Tribunal a examiné le cas d’un employeur qui modifiait unilatéralement le mode de rémunération des commissions et bonis prévu par contrat.

Le 16 février 2015, Nathalie Gelencser a été embauchée par EBC inc., entrepreneur général en construction, comme directrice du développement des affaires pour la division « civil et mines ». Ce poste, créé spécialement pour elle, visait à développer le secteur « développement et propositions » et à décrocher des contrats d’envergure. Selon son contrat, Mme Gelencser devait recevoir un salaire annuel de 185 000 $, un boni minimum de 40 000 $ pour la première année, puis un boni calculé à 0,1 % du volume d’affaires des contrats qu’elle apporterait à EBC.

En 2016, Mme Gelencser a identifié et obtenu deux projets majeurs pour EBC : le Réseau express métropolitain (REM) et le projet hydroélectrique Site C en Colombie-Britannique. Toutefois, cette même année, EBC a modifié unilatéralement son programme de bonification. Désormais, le boni dépendrait de la performance individuelle des employés et de la capacité de payer de l’entreprise. Mme Gelencser s’est opposée fermement à ce changement, rappelant régulièrement à son supérieur l’obligation de respecter les termes initiaux de son contrat.

En avril 2020, un conflit a éclaté entre Mme Gelencser et M. Groleau concernant le projet du Tunnel Louis-Hippolyte-La Fontaine. Peu après, on lui a annoncé que sa demande de commissions était jugée inacceptable par la direction. Elle a ensuite été congédiée le 4 juin 2020.

En septembre 2020, une entente partielle a été conclue selon laquelle EBC lui verserait une indemnité de délai-congé équivalant à 29 semaines et dix semaines de vacances. Cependant, Mme Gelencser réclamait encore le paiement de 820 095,05 $ en commissions impayées.

Le Tribunal a conclu que le contrat de travail prévoyait explicitement une commission liée aux contrats obtenus (REM et Site C, pour un total de 910 M$) et qu’EBC ne pouvait modifier cette condition essentielle sans son consentement. La Cour a donc ordonné à EBC de lui verser 820 085,05 $ à titre de commissions, après déduction des sommes déjà reçues.

 

Voyez comment la juge a justifié sa décision :

 

[50] En outre, la phrase indiquant que « le programme de bonification va faire l’objet d’une refonte globale en 2015 et les modalités vous seront expliquées dès qu’elles seront approuvées par le comité de gestion » est trop vague. Dès lors, elle ne constitue pas une prestation possible et déterminée ou déterminable puisqu’au moment de la formation du Contrat, Gelencser et même Groleau, ne connaissaient pas les détails du nouveau programme de bonification et ce que cela engageait.

[51] Par ailleurs, il est évident pour le Tribunal que le « boni » prévu au Contrat est plutôt une commission. En effet, suivant les définitions des dictionnaires citées plus tôt, la commission est le résultat d’un calcul mathématiques basé sur le pourcentage de contrats obtenus par les efforts de Gelencser et ne fait appel à aucun arbitraire alors que le Programme mis en place par EBC requiert que l’employeur considère des critères purement subjectifs pour décider de l’opportunité de verser un boni à ses employés et l’ampleur du montant qu’elle versera à ce titre.

(…)

[75] Le Tribunal retient que Gelencser n’a jamais cessé de manifester à Groleau son insatisfaction, à chaque rencontre qu’ils avaient, que ce soit lors de l’établissement des objectifs annuels personnels ou lors des évaluations. Rappelons aussi qu’il était son supérieur immédiat et qu’il n’a pas témoigné à l’audience.

[76] Le Tribunal infère de la preuve que Groleau a continué à faire des promesses à Gelencser à l’effet qu’il trouverait une solution pour le paiement de la commission prévue au Contrat, sachant très bien qu’il lui avait promis un boni équivalant à 0.1 % du volume d’affaires des contrats qu’elle apporterait chez EBC.

[77] EBC affirme que Gelencser s’est comportée de manière à avoir accepté implicitement le Programme. Elle soulève que Gelencser a empoché tous les bonis qui lui ont été versés depuis 2015 sans broncher.

[78] Il faut souligner que les bonis perçus par Gelencser au fil des ans sont inférieurs aux 40 000 $ reçus en 2015 : 15 658 $ pour 201650, 36 409 $ en 201751 et 38 344 $ en 2018. On peut déduire que le boni de départ de 40 000 $ était un minimum parce que Groleau et Gelencser savaient que des contrats de 100 à 200 M$ rapporteraient beaucoup plus à Gelencser.

[79] EBC tente de justifier le congédiement de Gelencser en soulevant que celle-ci avait des problèmes d’attitude et de savoir-être.

(…)

[88] Le Tribunal perçoit Gelencser comme étant une femme forte et ambitieuse, qui a la volonté de mener de gros projets avec une main de fer, ce qui peut parfois heurter des gens plus sensibles.

[89] Cependant, malgré divers témoignages relatifs à l’attitude de Gelencser, il faut constater qu’il n’y a jamais eu de plainte formelle déposée contre elle à cet effet et qu’elle n’a jamais été rencontrée de façon formelle, avec quiconque de la direction des ressources humaines, afin de lui faire part de ces reproches.

[90] Le vice-président aux ressources humaines confirme qu’il n’y a jamais eu d’avis disciplinaire ou de mesure disciplinaire prise contre Gelencser. Aucun dossier disciplinaire de Gelencser n’a été mis en preuve. Il déclare l’avoir rencontrée à quelques reprises sur son comportement inapproprié et son attitude, ce qui est vigoureusement nié par Gelencser.

[93] Contrairement à ce que suggère EBC, Gelencser n’a pas à démissionner pour montrer explicitement son désaccord avec le Programme.

[94] La preuve démontre que Gelencser aimait profondément son travail chez EBC et qu’en raison des représentations que lui faisaient Groleau, elle avait espoir de trouver une solution à leur conflit.

[95] L’auteure Renée-Claude Drouin est d’avis que la démission d’un employé qui désire contester la modification substantielle d’un élément essentiel de son contrat de travail n’est pas une condition préalable à l’exercice d’un recours. Elle écrit :

(…) L’absence de démission ne peut équivaloir à elle seule à une acceptation tacite ou implicite de la modification et empêcher un salarié d’intenter un recours lorsque les circonstances révèlent son intention de contester les variations apportées sans son accord.

[96] Par ailleurs, l’encaissement des bonis n’est pas un acquiescement de la part de Gelencser au Programme. Accepter un paiement partiel d’une somme qui nous est due n’est pas contraire à la loi. D’ailleurs, Houle affirme que la commission de 0.1 % est incluse dans sa refonte et est toujours considérée pour l’établissement du boni de Gelencser.

[97] Le Tribunal conclut que Gelencser ne s’est pas comportée comme si elle renonçait à ses commissions ou qu’elle acceptait que le Programme s’applique à son Contrat.

[98] La preuve démontre clairement que la commission est une condition essentielle de la rémunération de Gelencser. Une personne raisonnable, placée dans la même situation que Gelencser, ne peut que conclure comme elle. Ainsi, EBC ne pouvait modifier de façon substantielle une condition essentielle au Contrat sans avoir obtenu son consentement.

(…)

[118] Il est admis que les projets du REM et de Site C ont été obtenus par Gelencser.

[119] EBC a reçu environ 705 M$ pour le projet du REM et 205 M$ pour Site C, pour un total de plus de 910 M$.

[120] Considérant que le Contrat prévoit 0.1 % de commission du volume d’affaires des contrats obtenus par Gelencser, la commission totalise donc 910 061,97 $.

[121] Toutefois, Gelencser a reçu le paiement des bonis pour 2018 et 2019, totalisant 89 966,92 $. Le Tribunal reprend les calculs de l’avocat de Gelencser, lesquels n’ont pas fait l’objet de contestation de la part d’EBC.

[122] En effet, durant le délibéré, EBC confirme que le montant réclamé de 820 085,05 $ tient compte des bonis qu’elle a déjà versés à Gelencser pour 2018 et 2019 ainsi que du montant de 53 512,55 $ prévu à l’Entente partielle.

[123] Ainsi, Gelencser a droit à une commission impayée de 820 085,05 $.