Par Me Paul-Matthieu Grondin, avec la collaboration de Julia Leclair
La décision Pitl c. Grégoire, rendue par la Cour d’appel, soulève d’importantes questions quant à la validité des clauses de non-concurrence et de non-sollicitation insérées dans les contrats de travail. Ces clauses, bien qu’utiles pour protéger les intérêts légitimes des employeurs, doivent respecter des critères stricts de raisonnabilité. Revenons sur les faits et les conclusions marquantes de cette affaire.
En novembre 2006, la Dre Marie-Ève Grégoire, tout juste diplômée en médecine dentaire, a commencé a été embauchée comme « dentiste invitée » au centre dentaire du Dr. Roger Pitl (ci-après le « Centre dentaire »). Les parties se sont initialement entendues verbalement sur une rémunération basée sur un pourcentage des honoraires facturés pour ses services. Cependant, soucieuse de s’assurer une plus grande sécurité professionnelle, Dre Grégoire a demandé une entente écrite.
Les parties ont donc signé un contrat type obtenu auprès de l’Association des chirurgiens-dentistes du Québec (ACDQ). Ce contrat contenait une clause de non-concurrence limitant l’exercice de la Dre Grégoire dans un rayon de 4 kilomètres autour du Centre dentaire, une clause de non-sollicitation et une clause pénale prévoyant une amende de 500 $ par jour en cas de non-respect.
À partir de 2013, les relations entre les parties se sont détériorées, et la Dre Grégoire a quitté définitivement le Centre dentaire en mars 2014 pour aller travailler dans une clinique située à 2,8 kilomètres. S’appuyant sur les clauses du contrat, le Dr. Pitl a déposé une demande en injonction pour qu’elle cesse « d’exercer toute activité de médecine dentaire » dans un rayon de 4 kilomètres autour du Centre dentaire, tout en réclamant des compensations financières pour avoir contrevenu aux clauses de non-sollicitation et de non-concurrence.
En première instance, la juge a conclu que la clause de non-concurrence était manifestement déraisonnable, car elle interdisait toute participation de la Dre Grégoire dans une entreprise similaire, l’empêchant ainsi de gagner sa vie.
En appel, le Dr Pitl a notamment soutenu que la portée territoriale de 4 kilomètres prévue dans la clause de non-concurrence était raisonnable, puisqu’elle figurait dans un contrat type de l’ACDQ. Cependant, la Cour d’appel n’a pas retenu cet argument.
La Cour d’appel a réaffirmé que la raisonnabilité d’une clause de non-concurrence exige une preuve démontrant les intérêts légitimes que les parties cherchaient à protéger au moment de la signature. Si le rayon de 4 kilomètres n’est pas nécessaire à la protection de ces intérêts légitimes, la portée territoriale est invalide, et toute la clause de non-concurrence devient inapplicable. En effet, l’exigence de raisonnabilité repose sur trois critères cumulatifs : la durée, la portée géographique et la nature des actes interdits.
Quant à la clause de non-sollicitation, la Cour d’appel a rappelé que son analyse diffère de celle d’une clause de non-concurrence. L’invalidité de l’une n’entraîne pas automatiquement celle de l’autre. Or, ne comportant aucune durée, la clause de non-sollicitation a aussi été déclarée invalide.
Voyez comment les juges de la Cour d’appel ont justifié leur décision :
La clause de non-concurrence :
[54] Plus précisément, toute clause de non-concurrence doit, pour être valide, être limitée quant à sa durée, à son territoire d’application et aux activités qu’elle interdit à ce qui est nécessaire pour protéger les intérêts légitimes de la partie en faveur de laquelle l’engagement a été souscrit.
[55] L’étendue de ces intérêts légitimes, et donc la raisonnabilité de la durée de la clause, de son territoire d’application et des activités prohibées, sera évaluée de façon plus ou moins libérale, ou plus ou moins rigoureuse, selon qu’on est en présence d’un contrat de vente d’actions, par exemple, ou d’un contrat de travail. À l’intérieur de ce spectre, chaque cas en est un d’espèce et la libéralité ou la rigueur de l’analyse de la clause concernée variera selon la nature du contrat en cause, les circonstances de sa conclusion, ainsi que l’ensemble des circonstances propres à chaque cas.
(…)
[61] En l’espèce, la preuve en première instance permet non seulement cette analyse in concreto des intérêts légitimes des appelants, mais elle permet aussi de conclure que la portée territoriale de 4 kilomètres prévue dans le contrat est excessive, non nécessaire à la protection des intérêts légitimes des appelants tels qu’ils les ont eux- mêmes cernés, et donc invalide.
(…)
[66] D’abord, la preuve a établi au moyen de la production d’un bulletin d’information du contentieux de l’ACDQ que malgré les contrats types que cette dernière rend disponibles auprès de ses membres, elle leur recommande de consulter avant de convenir d’une clause de non-concurrence, et ce, afin d’établir les limitations nécessaires à la protection de leurs intérêts légitimes spécifiques, et éviter ainsi que les tribunaux invalident la clause.
[67] Ensuite, l’invalidité de la portée territoriale de 4 kilomètres au motif qu’elle n’est pas nécessaire à la protection des intérêts légitimes des appelants n’est pas couverte par le fait que Grégoire a signé le contrat type dans lequel elle est contenue.
[68] La seule signature du débiteur de l’obligation apposée au contrat ne permet pas d’occulter ou de diluer le caractère impératif des principes régissant la validité d’une clause de non-concurrence puisque ceux-ci visent, rappelons-le, à s’assurer qu’une telle clause ne contrevient pas à la liberté de travail et, de ce fait, à l’ordre public. C’est essentiellement pour cette raison qu’une clause selon laquelle le débiteur de l’obligation de non-concurrence en reconnaîtrait le caractère raisonnable ne lie pas les tribunaux.
[69] Ainsi, de la même façon qu’une clause contenue à un contrat type utilisé par les acteurs d’un secteur d’activité économique donné peut tout de même être abusive, selon les circonstances particulières de chaque cas, la portée territoriale de 4 kilomètres en l’espèce, bien que contenue à un contrat type utilisé dans le domaine des services dentaires, peut être considérée invalide si elle n’est pas nécessaire à la protection des intérêts légitimes particuliers des appelants selon les critères reconnus par la jurisprudence. La Cour estime utile de reprendre, avec les adaptations qui s’imposent, les propos suivants des auteurs Baudouin, Jobin et Vézina :
Si une clause est utilisée fréquemment dans un même type de contrat (« clause standard », « clause de style »), cela implique-t-il qu’elle n’est pas abusive? On pourrait penser que l’usage fréquent d’une même clause par plusieurs personnes concluant un même type de contrat (vente, prêt d’argent, etc.) exclut l’idée d’exploitation. En réalité, à notre avis, ce critère n’est pas concluant. En effet, il peut arriver qu’une clause soit répréhensible bien que généralement stipulée. (…)
[70] Cette conclusion de la Cour concernant l’invalidité de la portée territoriale de la clause de non-concurrence suffit pour l’invalider dans son ensemble.
[71] Il n’est donc pas nécessaire pour la Cour de se prononcer sur la conclusion de la juge que la clause est aussi invalide en raison de l’étendue des activités prohibées et de sa durée. L’exigence de raisonnabilité des trois composantes d’une clause de non- concurrence est en effet cumulative et l’invalidité d’une seule emporte l’invalidité de la clause globalement.
[72] La clause de non-concurrence étant invalide, il n’est pas davantage nécessaire de déterminer si la juge a erré de façon manifeste et déterminante en concluant que Grégoire n’y a pas contrevenu.
La clause de non-sollicitation de la clientèle :
[73] Il ressort des motifs de la juge qu’elle a invalidé la clause de non-sollicitation au motif qu’elle a conclu préalablement à l’invalidité de la clause de non-concurrence.
[74] Or, le résultat auquel mène l’analyse de la validité d’une clause de non-concurrence ne peut être automatiquement transposé à l’analyse de la validité de la clause de non-sollicitation contenue dans le même contrat.
[75] Cela est d’autant plus vrai en l’espèce que l’engagement souscrit par Grégoire, à titre de fournisseur, de « ne pas solliciter, directement ou indirectement, les patients qu’il a traités au cabinet du bénéficiaire… » ne comporte pas de portée territoriale, ni de durée.
(…)
[78] Dans un arrêt récent, la Cour confirme la nécessité de considérer distinctement la validité des obligations contractuelles de non-concurrence et de non-sollicitation lorsque, comme en l’espèce, le libellé de la clause qui les contient toutes deux en permet une analyse séparée.
[79] Dans les circonstances et compte tenu des principes applicables, la Cour estime que l’obligation imposée à Grégoire de ne pas solliciter les patients qu’elle avait traités au Centre dentaire est excessive et déraisonnable, en ce qu’elle ne comporte aucune durée. Conclure autrement contraindrait Grégoire à ne solliciter aucun des clients du Centre dentaire, incluant, le cas échéant, ceux qu’elle y aurait elle-même amenés, pendant 2, 5, 10 ans, voire, à la rigueur, durant toute sa carrière.
[80] Une clause de non-sollicitation de la clientèle doit comporter une limite de durée, adaptée à la protection des intérêts légitimes de son créancier.
[81] Pour ces raisons, il y a lieu de confirmer la conclusion du jugement de première instance que la clause de non-sollicitation prévue dans le contrat est invalide.
[82] Compte tenu des conclusions de la Cour relativement à l’invalidité de la clause de non-concurrence, d’une part, et de celle de non-sollicitation de la clientèle, d’autre part, il n’y a pas lieu d’examiner la question de la contravention à cette dernière clause, ni le caractère prétendument abusif de la clause pénale prévue dans le contrat.