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Preuve par filature d’un autre emploi pendant un arrêt de travail et indemnité de 10 mois pour 11 ans d’emploi

9 août 2022

Par Me Paul-Matthieu Grondin

 

Dans Brasseur c. Contrans Vrac inc., une décision récente de la Cour supérieure, on accorde 10 mois d’indemnité de départ à une employée qui comptait 11 ans d’ancienneté et qui était directrice générale d’une compagnie de transport au moment de son congédiement.

L’employée est congédiée après une filature qui visait à déterminer qu’elle travaillait ailleurs, pour sa compagnie de transport familiale – qui n’était pas une concurrente directe de son entreprise – alors qu’elle était en arrêt de travail.

Si l’employeur peut prouver qu’un employé travaille ailleurs pendant un arrêt de travail, un congédiement pour motifs pourrait s’en suivre, ce qui aurait l’avantage pour l’employeur de ne pas payer d’indemnité de départ.

Or, dans le jugement qui nous occupe, deux questions sont intéressantes.

Premièrement, on a droit à une revue du droit de filer – ici, le juge accepte la preuve par filature, ce qui n’est pas une évidence, vu le droit à la vie privée. Après une revue de l’arrêt Syndicat des travailleuses et travailleurs de Bridgestone Firestone de Joliette (CSN) c. Trudeau, le juge applique certaines principes aux faits, notamment quant aux questions des informations préalables, des moyens raisonnables et de l’atteinte minimale :

 

[67]        Premièrement, en septembre et octobre 2018, les défenderesses obtiennent, de trois sources différentes des informations à l’effet que la demanderesse travaille pour Transport Lemaire inc. pendant son arrêt de travail et que, dès lors, elle adopte un comportement incompatible avec son état de santé déclaré :

i)          Des clients informent Diane Bergeron, employée de Brasseur Transport inc., que la demanderesse travaille pour le compte de Transport Lemaire inc. et qu’elle s’occupe de la perception de comptes client;

ii)          Monsieur Labarre obtient par l’entremise de Marie-Ève Lemieux, également employée de Brasseur Transport inc., l’information que Tay Ngnon Lay, un employé d’un fournisseur (Traction) a affirmé que la demanderesse travaille pour Transport Lemaire inc.;

iii)           Monsieur Labarre prend connaissance de la facture D-5 qu’il considère comme résultant d’une commande de la demanderesse pour Transport Lemaire inc. et facturée par erreur à Brasseur Transports inc.

[68]         Ces motifs sont sérieux et raisonnables quant à la probabilité que la demanderesse puisse travailler pour Transport Lemaire inc., entreprise dont sa mère est la principale actionnaire.

[69]        Le fait qu’a posteriori, ces informations s’avèrent en majeure partie inexactes ne change rien au fait que ce sont les informations dont disposent à ce moment les défenderesses et qui étayent la probabilité que la demanderesse travaille pendant son arrêt de travail et adopte un comportement incompatible avec son état de santé déclaré.

[70]        Deuxièmement, les défenderesses conduisent cette filature par des moyens raisonnables dans le contexte où elle semble nécessaire pour vérifier les agissements de la demanderesse. Dans les circonstances, ce moyen apparaît comme étant le seul moyen efficace disponible.

[71]        Troisièmement, l’opération de filature n’est pas conduite de façon abusive et ne porte pas atteinte à la dignité de la demanderesse. La plupart des images sont captées de la voie publique au lieu de travail allégué ou dans des lieux publics.

[72]        Dès lors, le Tribunal conclut que bien que l’obtention des éléments de preuve comporte une atteinte apparente au droit à la vie privée, la surveillance à l’extérieur de son établissement de travail est admise puisque justifiée par des motifs rationnels et conduite par des moyens raisonnables, dans les conditions les moins intrusives possibles.

[73]        Finalement, à supposer même que le Tribunal détermine qu’il y ait une atteinte aux droits de la demanderesse, cette atteinte serait minime et l’utilisation de ces éléments de preuve ne serait pas susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.

[74]        En droit civil, la recherche de la vérité doit l’emporter si les circonstances ne sont ni suffisamment graves ni suffisamment exceptionnelles pour que l’on déroge à la règle que toute preuve pertinente est en principe recevable.

 

 

Deuxièmement, l’employeur n’a pas attendu les conclusions du rapport de filature avant d’avoir concrétisé son intention de congédier l’employée. Eût-il été probant, ce rapport aurait probablement mené à un congédiement pour motif sérieux. Or, le rapport est plutôt disculpatoire, ce qui a grandement aidé à la théorie de la cause de l’employée :

 

[91]        Or, Transport Lemaire inc. s’avère être la société de la mère de madame Brasseur.

[92]         Était-il possible à ce moment qu’elle s’y rende pour d’autres motifs que pour y travailler? Les défenderesses n’ont jamais voulu le savoir et tenter d’éclaircir ces faits puisque leur décision de la congédier était déjà prise.

[93]        D’ailleurs, l’information obtenue des représentants des défenderesses par Philippe Tarzi de la firme Groupe TRAK apparaît lourde de sens : « Madame Brasseur travaille pour Transport Lemaire inc., prouve-le ».

[94]        Au moment du congédiement, alors que madame Brasseur demeure en arrêt de travail pour des raisons médicales confirmées par le médecin des défenderesses, Brasseur Transport inc. compte à son service deux directeurs généraux puisque monsieur Labarre occupe à ce moment les mêmes fonctions.

[95]        Madame Brasseur ne sera pas remplacée jusqu’à ce jour.

[96]        Il est difficile de ne pas conclure que la décision de congédier madame Brasseur était déjà prise et que les informations obtenues ont servi de prétexte pour agir sans véritablement enquêter.

[97]        Cela dit, pour quelle raison madame Brasseur se rend-elle chez Transport Lemaire inc.?

[98]        Pour rendre quelques menus services à ses parents, ponctuellement, sans aucune rémunération, en percevant certaines créances de Brasseur Transport inc. lesquelles, à la suite de la vente des actions, demeurent sous la responsabilité de monsieur Brasseur. La perception de ces créances est dans l’intérêt de tous y compris des défenderesses.