Par Me Paul-Matthieu Grondin
Dans la cause récente du Tribunal administratif du travail Perron c. Pubsphère Inc., un directeur de la production conteste sa fin d’emploi par le recours en congédiement sans cause juste et suffisante de la Loi sur les normes du travail.
Ce recours est essentiellement ouvert à tous, sauf aux employés qui n’ont pas deux ans d’ancienneté ou qui sont des « cadres supérieurs ». On ne définit pas le terme dans la Loi, ce qui a mené à une jurisprudence abondante, la plupart du temps à l’avantage de l’employé qui fait face à ce moyen de rejet préliminaire.
Nous disons qu’il est à l’avantage de l’employé parce que les critères pour qualifier un employé de cadre supérieur sont plutôt restrictifs, comme vous pouvez le constater des critères jurisprudentiels 5 et 6 que nous avons reproduit ci-bas. Ceux-ci traitent des pouvoirs de gestion et de décision de l’employé.
Dans le cas qui nous occupe, le directeur de production en question n’aura pas gain de cause au fond, à savoir la nature du congédiement, mais il se qualifiait pour le recours de l’article 124. C’est cette question qui nous intéresse.
Voyez ici les passages de cette partie de la conclusion :
[12] La LNT exclut le cadre dit « supérieur » de certaines protections qu’elle offre, notamment celle de l’article 124 contre le congédiement sans cause juste et suffisante[3].
[13] Alors que la LNT ne définit pas ce qu’est un cadre supérieur, la jurisprudence a établi des critères propres à la reconnaissance de ce statut. Toutefois, compte tenu du caractère social et remédiateur de cette loi, il a été reconnu que la notion de cadre supérieur est d’interprétation restrictive[4].
[14] La doctrine et la jurisprudence ont établi six critères d’analyse afin de déterminer si un salarié est un cadre supérieur[5] :
- La position hiérarchique de l’employé;
- La gestion du personnel;
- Les relations avec le propriétaire : le cadre supérieur relève, en règle générale, directement du président de l’entreprise ou de ses propriétaires;
- Les conditions de travail du salarié;
- La participation de l’employé à la gestion : le cadre supérieur doit participer à l’élaboration des décisions politiques de l’entreprise, à savoir les stratégies et les politiques de cette dernière, ainsi qu’à la détermination des moyens pour assurer la rentabilité ou la croissance de l’entreprise;
- Le pouvoir décisionnel : le cadre supérieur doit jouir d’une autonomie, d’une discrétion et d’un pouvoir décisionnel important et ne pas simplement coordonner les activités de l’entreprise ou être un simple exécutant des décisions et des priorités de l’employeur.
[Nos soulignements]
[15] Les 5e et 6e critères constituent des indices clés permettant de qualifier un salarié de cadre supérieur. « Tout autre indice n’ayant souvent qu’un rôle secondaire.[6] »
[16] L’analyse doit s’attarder aux fonctions réellement exercées plutôt qu’à une description ou un titre d’emploi, et ce, au moment de la fin d’emploi[7]. Enfin, il faut tenir compte du contexte de l’entreprise en cause et de sa taille[8].
[17] Cela étant, le fardeau de démontrer que le plaignant est un cadre supérieur revient à l’employeur[9].
[18] La preuve démontre que le demandeur ne bénéficie pas du pouvoir de décision tel qu’il puisse être qualifié de cadre supérieur au moment de sa fin d’emploi.
[19] Le plaignant relève de la plus haute autorité, soit le président et propriétaire tout comme la vice-présidente et le responsable des finances. Son bureau est toutefois dans l’usine et non à l’étage tout comme le président, la vice-présidente et le service de comptabilité.
[20] L’employeur allègue que son titre, ses conditions de travail et ses fonctions réels militent en faveur de la reconnaissance du statut de cadre supérieur. En effet dès après son entrée en fonction, les superviseurs ont cessé de communiquer au quotidien avec le président et reçoivent leurs directives du plaignant.
[21] Au moment de la fin d’emploi, le plaignant bénéficie d’un salaire parmi les trois plus élevé dans l’entreprise annuellement et de huit semaines de vacances. Son horaire est de 40 heures par semaine sans heures supplémentaires payables. Il jouit d’une flexibilité d’horaire unique dans l’entreprise. Il dispose également d’une allocation de dépenses discrétionnaires ainsi que d’un téléphone cellulaire.
[22] Le Tribunal considère que le titre, les conditions de travail et la position intermédiaire du plaignant entre le président et les superviseurs ne suffisent pas. Il faut plutôt examiner la participation du plaignant dans la gestion de l’entreprise, des employés et ses pouvoirs de décision.
[23] Le plaignant s’est vu confier la gestion du personnel affecté à la fabrication soit le chef ébéniste et les cinq ou six ébénistes ainsi qu’à l’installation soit le superviseur et six à huit installateurs. Un magasinier et un graphiste sont également sous ses ordres. Ceux-ci sont soumis à ses directives de fabrication et d’échéance. Il possède un pouvoir de discipline à leur égard. Sauf en cas d’urgence, il a pratiquement toujours requis l’avis du président en matière disciplinaire et de congédiement. Les décisions étaient prises après discussions avec le président qui les approuvait.
[24] Le plaignant reconnaît qu’il avait néanmoins une grande autonomie et une bonne relation avec le président qui lui faisait confiance.
[25] Les décisions relatives à la planification de la production ou aux nouveaux contrats étaient également généralement prises en équipe lors de réunions hebdomadaires statutaires ou improvisées auxquelles participait le plaignant. Après le mois d’août 2018 cependant, le plaignant affirme qu’il n’y était plus systématiquement invité. Nous y reviendrons.
[26] Le plaignant est formel, à ces réunions comme aux autres, il y avait peu de discussions ni de décisions prises relativement aux coûts, aux budgets ou au rendement attribués aux contrats à venir ou en cours d’exécution. Il n’est pas contredit à ce sujet.
[27] La preuve est d’ailleurs confuse, voire contradictoire au sujet de l’autonomie décisionnelle du plaignant quant au choix des contrats, aux aspects financiers et stratégiques de l’entreprise. Le plaignant a tenté de refuser un contrat une seule fois avant de se raviser dès le lendemain. Il attribue d’ailleurs sa perte d’emploi à ce refus. Nous y reviendrons également.
[28] En effet, les descriptions de tâches disponibles mentionnent que le plaignant doit veiller aux budgets alloués. Le plaignant affirme toutefois qu’il n’était pas informé systématiquement du budget ou de problématique financière avant l’automne 2018. Il devait simplement planifier et gérer la production au plus bas coût possible et la terminer à temps. Il croit que tous les aspects financiers sont gérés par le président. Il mentionne qu’il pouvait néanmoins suggérer des augmentations de salaire raisonnables à ses employés, mais en lien avec le service de la paie, lesquelles étaient acceptées, afin de maintenir des salaires compétitifs.
[29] Également il avait autorité sur les achats, les heures supplémentaires de travail et sur le recours aux sous-traitants pour la production et l’entretien.
[30] Le plaignant affirme que toute dépense au-delà de mille (1000) dollars devait être autorisée par le président sauf en cas d’urgence. Il reconnaît que ses recommandations étaient généralement suivies. De son côté, le président affirme d’abord que le plaignant était très autonome en matière de dépenses qui ne lui en parlait qu’exceptionnellement, notamment lors du déménagement de l’entreprise en avril 2018. En contre-interrogatoire, il est plus nuancé. Il mentionne d’abord qu’il n’y avait pas vraiment de limite établie pour le plaignant, mais sûrement qu’au-delà de 5 000 $, il devait en être informé au préalable.
[31] Le Tribunal constate que la vice-présidente, le chef ébéniste et les installateurs bénéficiaient également d’une carte de crédit de l’entreprise avec des limites variables de 5 000 $ à 80 000 $.
[32] Cela étant, la preuve révèle que le plaignant ne participait pas à la planification stratégique et financière de l’entreprise bien qu’il pouvait être consulté à l’occasion d’activités sociales, notamment des dîners et des soupers. Il n’avait aucune responsabilité en matière de comptabilité et finance. Il n’était pas spécifiquement informé davantage des résultats financiers de l’entreprise de sa situation financière avant l’arrivée de monsieur Limoges ni du budget de fonctionnement au-delà de son propre service.
[33] Les relations du plaignant avec le président étaient très bonnes au départ. Ils avaient une relation privilégiée. Le plaignant affirme que durant les derniers mois d’emploi, le président et la vice-présidente ne faisaient plus appel à ses services lors de ces réunions. Il était moins souvent invité au profit de ses superviseurs. Il n’a su que quelques semaines avant son départ que l’employeur devait réduire ses dépenses.
[34] Afin d’appuyer ses prétentions, l’employeur insiste sur l’implication du plaignant dans le processus décisionnel par sa participation aux réunions de planification et pour les nouveaux contrats. Il souligne qu’il a été responsable du déménagement de l’entreprise en avril 2018. À l’arrivée de monsieur Limoges, il a été très impliqué dans l’implantation de nouvelles méthodes de gestion des cartes de crédit et du temps de travail.
[35] Le Tribunal retient cependant que pour le déménagement, le plaignant n’a pas participé à la décision, mais il s’est vu confier la tâche de le réaliser après l’acquisition du bâtiment par l’employeur. Le président en avait la maîtrise d’œuvre.
[36] Bien qu’il s’agisse d’une petite entreprise dont les rôles ne sont pas toujours bien définis, le Tribunal conclut qu’au moment de sa fin d’emploi, le plaignant ne participe pas de façon significative ni n’a d’influence réelle quant à l’élaboration des décisions politiques de l’entreprise, de ses stratégies et des moyens pour assurer sa rentabilité ou sa croissance. L’autonomie importante dont il dispose se limite à assurer la coordination des activités de production en fonction des projets et des exigences ou des priorités de l’employeur sur lesquels il a en définitive peu de contrôle. Il ne s’agit pas d’un cadre supérieur au sens de la LNT.