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Congédiement déguisé : un directeur scientifique obtient un délai de congé de 18 mois

21 février 2024

Par Me Paul-Matthieu Grondin, avec la collaboration de Juliette Fucina

 

 

Dans une cause de 2002 Tourigny c. Institut de recherche et de développement en agroenvironnement inc., la Cour supérieure est saisie d’une demande en dommages-intérêts en compensation d’un congédiement déguisé.

 

Le demandeur a été embauché au service de la défenderesse en tant que directeur scientifique le 22 mars 1999 pour une durée de deux ans conformément au contrat écrit qu’il a conclu avec la défenderesse. Cependant, le 27 octobre 1999, soit un peu plus de 7 mois après son embauche, le demandeur est congédié. Il caractérise ce congédiement à la fois de déguisé et de brutal vu les agissements de la défenderesse à son égard. Le demandeur intente ainsi un recours devant la Cour supérieure afin d’obtenir 408 140$ en dommages-intérêts, dont 105 000$ à titre de délai decongé.

 

La défenderesse s’oppose à cette demande et allègue plutôt que le congédiement du demandeur est le résultat d’un rendement insuffisant de la part de ce dernier. Elle affirme que le demandeur ne rencontrait pas les exigences du poste occupé et qu’elle n’a eu d’autre choix que de mettre fin à son emploi.

 

S’appuyant sur la preuve présentée et particulièrement sur les agissements de la défenderesse, la Cour supérieure accueillera l’action intentée par le demandeur.

 

Voyez plus amplement la façon dont le juge motive sa décision :

 

 

 

[199] En l’espèce, le Tribunal est d’avis que la qualification du contrat liant les parties est sans effet puisqu’il y a défaut par l’employeur de respecter les conditions de l’entente et qu’il y a congédiement déguisé et abus de droit.

[200] Les principes énoncés dans la cause de Farbe reçoivent ici application.

[201] Le juge Gonthier aux paragraphes 34, 35 et 36 du jugement s’exprime comme suit:

« 34 Le juge N.W. Sherstobitoff de la Cour d’appel de la Saskatchewan, dans un article intitulé «Constructive Dismissal», dans B.D. Bruce, dir., Le travail, le chômage et la justice (1994), 127, a d’ailleurs défini comme suit la notion de congédiement déguisé, à la p. 129:

[TRADUCTION] Il y a congédiement déguisé lorsqu’un employeur apporte unilatéralement une modification fondamentale à une condition d’un contrat de travail, sans donner à l’employé visé un préavis suffisant de cette modification. Un tel acte équivaut à la résiliation du contrat de travail par l’employeur, qu’il ait eu ou non l’intention de maintenir les rapports employeur-employé. Par conséquent, l’employé peut considérer qu’il y a eu résiliation fautive du contrat et remettre sa démission, situation qui, à son tour, fait naître l’obligation de la part de l’employeur de verser à l’employé des dommages-intérêts tenant lieu de délai- congé suffisant.

35 La règle de common law est donc similaire à celle applicable en droit civil québécois en ce qui a trait à la notion de congédiement déguisé. Ainsi, bien que les décisions des provinces de common law ne fassent pas autorité, il peut être intéressant de s’y référer afin de vérifier quelles modifications les tribunaux ont considérées être des modifications fondamentales du contrat d’emploi entraînant la résiliation dudit contrat. Toutefois, en matière de congédiement déguisé chaque cas est un cas d’espèce puisque, pour déterminer s’il y a eu une modification substantielle des conditions essentielles du contrat de travail, il faut tenir compte des particularités de chaque contrat de chaque situation.

36 Dans nombre de décisions, aussi bien au Québec que dans les provinces de common law, on a considéré une rétrogradation, impliquant généralement une diminution de prestige et de statut, comme étant une modification substantielle des conditions essentielles du contrat d’emploi permettant de conclure que l’employé a fait l’objet d’un congédiement déguisé ou «constructive dismissal». »

[202]  Et quant au délai congé, il s’exprime comme suit:

« 48 Le délai-congé a avant tout un rôle indemnitaire. Il doit avant tout être juste et raisonnable, eu égard à l’ensemble des circonstances, tout en se fondant sur la valeur de la rémunération antérieure de l’ex-employé. Le juge Baudouin affirmait, dans un arrêt de la Cour d’appel, Standard Broadcasting Corporation Ltd. C. Stewart, précité, à la p. 1758:

Le délai-congé a essentiellement une vocation indemnitaire et a pour but de permettre à l’employeur de résilier le contrat et de trouver une autre personne pour le poste devenu vacant, et pour l’employé de lui permettre d’avoir un temps raisonnable pour se retrouver un emploi sans encourir de perte économique. Les tribunaux agissent alors comme des arbitres et doivent parvenir, en dehors d’une stricte évaluation actuarielle ou comptable, à un chiffre qui, tenant compte de toutes les circonstances, paraît juste et raisonnable. Ce chiffre cependant se base bien évidemment sur certaines données économiques, notamment le montant de la rémunération antérieure de l’ex-employé. [Citation omise.] »

[203]  En l’espèce, l’Institut a pris le beau risque d’embaucher le demandeur pour une durée de deux (2) ans sachant fort bien que ce dernier ne rencontrait pas toutes les exigences du poste.

[204] À cette époque, l’Institut est à ses tout début de sa mission et tente de concilier les intérêts divergents des partenaires fondateurs alors que le poste du demandeur avait auparavant et provisoirement été comblé par deux (2) directeurs scientifiques par intérim et provisoire sur une courte période, soit moins d’une année.

[205] Non seulement l’Institut a-t-il été fautif dès le début de l’embauche, mais la charge de travail fut par la suite lourdement accrue sans que le demandeur puisse bénéficier de l’assistance et du support requis, ce qui par surcroît a pu compromettre l’exécution adéquate de la charge qui avait déjà été convenue.

[206] Le demandeur était en droit de refuser la rétrogradation qui n’était pas justifiée à tous les égards, notamment l’expertise particulière du demandeur et la spécificité de l’embauche.

[207] Enfin, le Tribunal estime que l’ensemble de la preuve démontre que l’Institut a agi avec maladresse, malveillance ou négligence sans pour autant être animé par l’intention de nuire au demandeur.

[208] Dans l’appréciation du délai raisonnable suite à l’inexécution de l’obligation et au défaut de l’employeur, le Tribunal retient la nature de l’emploi, la spécialisation et la rareté du poste occupé, l’âge de l’employé, la situation familiale et la difficulté particulière de l’emploi.

[209] Même si la validité du contrat à durée déterminée était retenue, le Tribunal estime que l’Institut s’est prévalu de façon abusive de la clause de résiliation stipulée au contrat.

[210] Compte tenu de ces considérations et de l’ensemble des circonstances de l’espèce, le Tribunal estime que le demandeur est en droit de recevoir la somme de 105 000$ à titre de délai-congé raisonnable et de dommages-intérêts.