Par Me Paul-Matthieu Grondin, avec la collaboration d’Océane Marceaux
Dans une très récente décision de la Cour d’appel, Gestion Juste pour rire inc. c. Gloutnay, un employé conteste son licenciement en affirmant qu’il bénéficiait d’un emploi garanti à vie.
Le demandeur de 53 ans en est à sa 25e année de service comme archiviste pour l’institution notoire Juste pour rire lorsqu’il se fait licencier en raison de l’abolition de son poste. Il se voit offrir une indemnité de départ de 12 mois de salaire. Bouleversé, il dépose une action contre son ex-employeur, invoquant le bénéfice d’une garantie d’emploi à vie. Celle-ci lui aurait été accordée par nul autre que le président de la compagnie vingt ans plus tôt. Le demandeur recherche la réintégration à son poste, son salaire perdu depuis le dernier paiement d’indemnité de fin d’emploi et des dommages-intérêts.
En première instance, la Cour supérieure donne raison au demandeur quant à l’existence de la fameuse entente d’emploi à vie. Elle est confrontée à une question fort intéressante : l’engagement d’un emploi à vie est-il valide, étant donné que le Code civil du Québec stipule qu’un contrat de travail doit être à durée déterminée ou indéterminée, et est-il contraire à l’ordre public?
La Cour procède d’abord à la qualification de l’entente. Elle conclut qu’elle ne correspond ni à un contrat à durée déterminée, ni à un contrat à durée indéterminée, mais plutôt à un contrat sui generis (qui n’appartient pas à une catégorie préexistante). Elle déclare cependant que l’entente est valide et conforme aux règles d’ordre public, puisque la garantie fonctionne à sens unique, c’est-à-dire qu’elle accorde au demandeur l’exclusivité de décider s’il souhaite conserver son poste à vie. Finalement, la Cour supérieure prononce la réintégration de l’employé à son poste, en respect de la garantie d’emploi à vie. En sus, elle lui accorde, tel que demandé, son salaire perdu ainsi que 20 000$ en dommages moraux.
L’employeur porte cette décision en appel. La Cour d’appel souscrit à l’opinion du juge de première instance quant à la qualification du contrat et le fait qu’il soit conforme aux règles d’ordre public. Toutefois, elle s’oppose à la réintégration de l’employé et décide que les parties étaient liées par un contrat intuitu personae (l’employé avait été embauché spécifiquement pour ce poste en raison de ses aptitudes personnelles et uniques) et que le poste est désormais aboli. Finalement, la Cour d’appel accorde une indemnité de départ de 666 500$ à l’employé et annule l’accord de dommages moraux.
Voyez comment la Cour motive sa décision :
[32] En citant à l’appui l’affaire Selick[20], le juge de première instance a, pour sa part, refusé de déterminer si la Convention de 2004 constituait un contrat à durée déterminée ou indéterminée, témoignant ainsi de la difficulté que pose la tentative de concilier la Convention de 2004 avec un contrat d’emploi et de la nature particulière de cette convention.
[33] Certes, dans l’arrêt Shawinigan Lavalin inc. c. Espinosa, le juge Baudouin de cette Cour évoquait la possibilité d’acquérir une forme de droit au maintien dans l’emploi en ces termes[21] : […]
[34] Toutefois, cet énoncé s’inscrivait dans une réflexion générale à l’issue de laquelle il concluait néanmoins à l’existence d’un contrat d’emploi à durée indéterminée et retenait que le terme approximatif de 24 mois qui y était contenu était de la nature d’une indication de la longévité moyenne envisagée par les parties sans pour autant faire de ce contrat un contrat à durée déterminée.
[35] Plus tard, dans Selick[22], la Cour était appelée à interpréter la portée de l’engagement suivant de l’employeur : « Your employment, should you accept this offer, shall continue for so long as you desire, unless we have just cause to dismiss you […] In the event you are ill or incapacitated, you shall have the right to return to our employment when you are once more able to do so. […] ». Elle confirmait alors la légalité de la promesse d’emploi à perpétuité de l’employeur en qualifiant ce contrat de contrat sui generis plutôt que de tenter de qualifier le contrat de contrat à durée déterminée ou indéterminée, en reprenant à son compte les propos du juge Baudouin reproduits précédemment tirés de l’arrêt Shawinigan[23]. Le juge Fish, s’exprimant pour la Cour, faisait alors droit à la réclamation de l’employée licenciée qui réclamait son plein salaire pour une période de trois ans et reconnaissait à l’employeur le droit d’assumer des obligations plus onéreuses (« extraordinary benefit ») que celles généralement prévues dans le contrat d’emploi. […]
[36] S’appuyant sur le raisonnement du juge Fish, le juge de première instance conclut que l’intimé bénéficie d’un contrat d’emploi à vie.
[37] Il convient de signaler que depuis, dans l’affaire Uniprix inc. c. Gestion Gosselin et Bérubé inc., les juges majoritaires de la Cour suprême, sous la plume des juges Wagner et Gascon, ont reconnu la légalité des contrats perpétuels, sauf lorsque le législateur en a spécifiquement prévu autrement[25] : […]
[38] Au-delà du fait que l’affaire Uniprix ne visait pas un contrat d’emploi, mais plutôt un contrat d’affiliation, les juges majoritaires ont pris le soin de préciser que le législateur a spécifiquement limité la durée des contrats de travail pour préserver la liberté des travailleurs et qu’il serait contraire à l’ordre public d’imposer à ces derniers des obligations perpétuelles[26] : […]
[39] En l’espèce, Rozon a témoigné qu’il n’a jamais été question de forcer l’intimé à travailler indéfiniment et l’intimé a affirmé lui aussi que, même s’il a accepté l’offre de Rozon en lui réitérant sa loyauté, Rozon lui aurait représenté : […] C’est toi-même…qui décides quand tu partiras. C’est pas quelqu’un d’autre ».
[40] Même si le texte de la Convention de 2004 ne fait pas une telle nuance, ces témoignages permettent de conclure que l’intimé ne s’obligeait pas à vie à l’égard de Rozon, tandis que ce dernier renonçait à la faculté de résiliation du contrat moyennant préavis raisonnable tel que prévu par le législateur à l’article 2091 C.c.Q., notamment en contrepartie de la cession de la collection vidéo. De plus, suivant la preuve, la promesse d’un emploi à vie faite à l’intimé lui aurait été réitérée par la suite, puisque l’intimé a témoigné qu’après la fermeture du Musée, Rozon lui aurait confirmé : « T’as pas à t’inquiéter, ton emploi est sécurisé, tu restes avec nous autres à Juste pour rire. Ça va être plus le fun pour toi, tu vas être plus visible, moins isolé, puis tu vas être central au département des archives de Juste pour rire, au département anglophone et au département télé. On va te solliciter beaucoup plus »[27]. Cette preuve n’a pas été contredite par Rozon.
[41] Compte tenu de la position qu’a choisi d’adopter l’appelante en appel, en renonçant comme souligné précédemment à remettre en question certaines conclusions factuelles du juge de première instance, l’appelante ne démontre aucune erreur révisable dans la conclusion du juge voulant qu’elle soit tenue à son engagement d’offrir à l’intimé un emploi à vie. En effet, dans de telles circonstances exceptionnelles, je suis d’avis que l’ensemble des faits de l’affaire converge vers la reconnaissance d’une renonciation de l’appelante à sa faculté de résiliation du contrat d’emploi de l’intimé en contrepartie de l’engagement par l’intimé de céder la collection de vidéo. Le contrat ne me semble pas a priori contraire à l’ordre public et la qualification de contrat sui generis auquel réfère le juge de première instance est ici appropriée.
[…]
[48] Quant à l’abolition du poste, le juge de première instance conclut que l’appelante ne peut pas soulever l’argument que l’intimé ne peut pas être réintégré dans un emploi qui n’existe plus, alors que cet emploi a été aboli en contravention de son engagement[36]. En fait, dans la mesure où l’intimé prétendait à une garantie d’emploi et non à une garantie d’un emploi fixe, il est vrai que l’abolition de poste en soi n’empêchait pas le maintien de son emploi dans ces entreprises pour d’autres fonctions, dans la mesure où cela s’avérait possible.
[49] Cela étant, en l’espèce, contrairement à ce que conclut le juge de première instance, le caractère intuitu personae du contrat d’emploi de l’intimé faisait obstacle à une telle réintégration. Le juge de première instance écrit que « le caractère intuitu personae du contrat d’emploi quelquefois invoqué à l’encontre d’une réintégration ne joue pas ici. De fait, le président en poste lors de la terminaison d’emploi a depuis été remplacé et les deux cadres supérieurs consultés pour la prise de la décision n’ont manifestement pas d’hostilité à l’endroit du demandeur »[37].
[50] Or, il y a lieu de rappeler que le contrat intuitu personae en est un « où la considération de la personne avec laquelle on contracte constitue un élément essentiel de l’engagement »[38]. Il me paraît indéniable qu’il s’agit d’un tel contrat parce que ce sont précisément les aptitudes personnelles et uniques de l’intimé, ses connaissances encyclopédiques de l’humour et ses habiletés à suivre et à enregistrer les performances dans le domaine de l’humour à l’échelle internationale qui ont été à l’origine de son embauche et de la création de son poste d’archiviste.
[51] Au surplus, s’il est vrai que l’intimé n’est qu’un salarié dans une entreprise qui regroupe un nombre relativement important d’employés[39] et, s’il est vrai que le rôle de l’intimé a évolué avec le temps et n’était pas limité à l’enregistrement des émissions, il n’en reste pas moins que, selon la Convention de 2004, sa « mission principale » était d’archiver et de gérer la collection vidéo. En raison de l’abolition de son poste, sa réintégration dans le cadre d’un contrat intuitu personae lié à des aptitudes personnelles qui ne sont plus requises n’offre qu’un remède illusoire et présente des inconvénients qui sont susceptibles de supplanter les bénéfices d’une telle ordonnance et de rendre celle-ci peu souhaitable[40].
[52] Ainsi, à mon avis, le juge a commis une erreur révisable en ordonnant la réintégration de l’intimé, justifiant ainsi que la Cour intervienne afin de remplacer une telle ordonnance par le remède approprié.