arrow_back Retour aux articles

Employée de longue date licenciée : on doit entreprendre deux recours simultanés pour éviter la prescription d’une indemnité de départ

16 décembre 2022

Par Me Paul-Matthieu Grondin

 

 

Dans Gagnon c. Grandchamp Chapiteaux, la Cour d’appel a à trancher quant à un moyen d’irrecevabilité soulevé et accordé à un employeur par le tribunal de première instance. L’histoire de fond est le licenciement d’une commis-comptable de près de 11 ans d’expérience

Au Tribunal administratif du travail, la commis-comptable conteste son congédiement, qui aurait été fait sans cause juste et suffisante, en vertu de l’article 124 LNT. Le TAT décide qu’elle a été licenciée à la régulière, mais le jugement intervient plus de trois ans après de dépôt de sa plainte.

La commis-comptable se tourne ensuite vers la Cour du Québec pour demander une indemnité de départ et l’employeur y soulève la prescription du recours, jugeant que la décision sur le fond de l’affaire a été rendue par le TAT. La Cour du Québec accueille cet argument, qui est confirmé par la Cour d’appel.

Ainsi, aux praticiens en droit du travail, il est souhaitable de démarrer deux recours de façon concurrente afin d’éviter cette situation.

Voyez ici l’essentiel de la décision :

 

 

 

[13]      Contrairement aux prétentions de l’appelante et de la mise en cause, le TAT n’était pas saisi d’une question portant sur la recevabilité du recours ou sur sa compétence à entendre la plainte de l’appelante en vertu de l’article 124 LNT. Le TAT était saisi du fond de cette plainte de l’appelante qui croyait avoir été congédiée sans cause juste et suffisante. Après avoir entendu la preuve et les moyens des parties, il a retenu la thèse de l’intimée que la rupture du lien d’emploi était due à un licenciement, motivé par un manque de travail.

[14]      C’est à bon droit que la juge conclut que la décision du TAT porte sur le fond de l’affaire et non sur une simple question préliminaire. En rejetant l’argument de l’appelante selon lequel le TAT ne s’est prononcé que sur une condition d’ouverture du recours, la juge ne commet pas d’erreur.

[15]      Il n’est pas ici question de recevabilité de la plainte ni de la compétence du TAT. D’ailleurs, il y a lieu de distinguer à cet égard la présente affaire de l’arrêt Société canadienne des postes c. Rippeur[10] sur lequel s’appuient l’appelante et la mise en cause. Dans cet arrêt, la Cour devait déterminer si une plainte en vertu des articles 240 et s. du Code canadien du travail[11] constituait une demande en justice au sens de l’article 2895 C.c.Q., mais dans le contexte où les parties convenaient qu’aucune décision n’avait été rendue sur le fond. Dans le présent dossier, la question est tout autre. Il n’est pas contesté que la plainte en vertu de l’article 124 LNT constitue une demande au sens de l’article 2895 C.c.Q. La question centrale est celle de déterminer si, en décidant qu’il ne s’agit pas d’un congédiement mais plutôt d’un licenciement, le TAT rend une décision sur le fond.

[16]      Or, tel que mentionné précédemment, en retenant le moyen de défense de l’intimée et en rejetant la thèse de l’appelante, le TAT décide de la plainte dont il est saisi et non d’une simple question préliminaire ou de compétence. La qualification juridique de la fin d’emploi n’est pas une question attributive de compétence, comme le plaident l’appelante et la mise en cause. Le cadre d’analyse développé par la Cour suprême dans l’arrêt Dunsmuir[12] sur la façon d’aborder les questions touchant à la compétence des tribunaux administratifs, même s’il vise à établir la norme d’intervention dans le cadre d’un pourvoi en contrôle judiciaire, demeure utile à cette distinction :

[59]      Un organisme administratif doit également statuer correctement sur une question touchant véritablement à la compétence ou à la constitutionnalité.  Nous mentionnons la question touchant véritablement à la constitutionnalité afin de nous distancier des définitions larges retenues avant l’arrêt SCFP.  Il importe en l’espèce de considérer la compétence avec rigueur.  Loin de nous l’idée de revenir à la théorie de la compétence ou de la condition préalable qui, dans ce domaine, a pesé sur la jurisprudence pendant de nombreuses années.  La « compétence » s’entend au sens strict de la faculté du tribunal administratif de connaître de la question.  Autrement dit, une véritable question de compétence se pose lorsque le tribunal administratif doit déterminer expressément si les pouvoirs dont le législateur l’a investi l’autorisent à trancher une question.

[Soulignements ajoutés]

[17]      Depuis, même si la Cour suprême a reconnu la particularité de la justice administrative dans l’arrêt Vavilov[13], les propos tenus dans l’arrêt Dunsmuir sur cette question de compétence n’ont pas été modifiés ou révisés.

[18]      Il faut aussi souligner que la réclamation de l’appelante devant la Cour du Québec, fondée sur l’article 2091 C.c.Q., est celle d’un délai-congé à la suite du licenciement constaté par le TAT. Devant la Cour du Québec, l’appelante n’allègue pas ni ne plaide avoir été congédiée sans cause juste et suffisante. Elle prend pour un fait accompli qu’il s’agit d’un licenciement, puisqu’il y a chose jugée sur le congédiement. Au moment d’entreprendre son recours, l’appelante a conclu imprudemment qu’elle aurait gain de cause devant le TAT. Or, la décision que le TAT a rendue en fin de compte pouvait certainement être une issue envisageable à la plainte, d’autant qu’en l’espèce, l’intimée, dans son avis de terminaison de lien d’emploi, exposait de façon détaillée les motifs de ce licenciement.

[19]      Dans le présent cas, on peut considérer qu’il y a non seulement identité de parties, mais aussi identité de cause et d’objet entre les deux recours intentés par l’appelante, puisque ceux-ci visent la rupture du lien d’emploi et les remèdes que pouvait revendiquer l’appelante.

[20]      Dans ces circonstances, rien n’empêchait l’appelante d’intenter son recours devant la Cour du Québec avant que la prescription ne soit acquise et d’en demander ensuite la suspension jusqu’à ce que le TAT se prononce sur sa plainte en vertu de la LNT pour éviter de se faire opposer la litispendance entre les deux recours[14].