Par Me Paul-Matthieu Grondin
Dans Fractal Systems c. Dehkissia, une décision récente de la Cour d’appel, on confirme une indemnité de départ de 12 mois donnée à un ingénieur-chimiste de 50 ans qui était à l’emploi de la compagnie depuis environ sept ans.
Une des parties intéressantes du jugement a trait à des documents confidentiels que le l’ingénieur-chimiste se serait appropriés pendant son emploi dans le but d’étayer sa cause en cour, ce qui ne semble contredit par personne. Cette action pourrait amener la cour à conclure à un motif sérieux de congédiement – par contre, lesdits documents n’ont jamais été produit, ce qui empêche le tribunal de juger de la gravité de la faute.
Il en va donc de l’importance d’introduire en preuve tout les documents nécessaires en première instance si un employeur veut prouver un congédiement pour motif sérieux :
[17] Fractal a raison d’affirmer que le juge a eu tort de conclure que M. Dehkissia n’avait pu contrevenir à son obligation de loyauté (article 2088 al. 1 C.c.Q.) puisque celle-ci était éteinte au moment de l’instruction au fond. La question était plutôt de savoir si, lorsqu’il s’est approprié des documents appartenant à Fractal — alors qu’il était toujours à l’emploi de cette dernière —, M. Dehkissia avait contrevenu à son obligation de loyauté et ainsi commis une faute grave au point de constituer un motif sérieux de congédiement au sens de l’article 2094 C.c.Q.
[18] Par ailleurs, bien que le juge n’ait pas complètement ignoré les aveux en analysant les circonstances du congédiement, il a passé sous silence leur aspect volitif, c’est-à-dire le fait que M. Dehkissia a reconnu s’être approprié certains documents avec l’intention de s’en servir contre Fractal dans le litige relatif à la cessation de son emploi. Ce point n’est pas sans importance, car le moins que l’on puisse dire, c’est que le fait pour un employé de s’approprier certains biens appartenant à son employeur dans le but avoué de s’en servir au détriment de ce dernier semble difficilement conciliable avec son obligation de loyauté. Voici d’ailleurs ce que la Cour expliquait en 2007, sous la plume de notre collègue la juge Bich, au sujet de la teneur et de l’étendue de cette obligation[7] :
[39] En cours de contrat de travail, le premier alinéa de cette disposition impose au salarié une obligation assez lourde, particulièrement dans le cas d’un salarié-clef ou dans le cas d’un salarié jouissant d’une grande latitude professionnelle, la loyauté étant à la mesure de la confiance de l’employeur. On pourrait résumer comme suit les grandes lignes de ce devoir de loyauté : puisqu’il ne travaille pas à son compte mais pour celui de l’employeur, qui seul dispose des fruits du travail, le salarié ne doit pas nuire à l’entreprise à laquelle il participe ou l’entraver; il doit faire primer (dans le cadre du travail) les intérêts de l’employeur sur les siens propres; il ne doit pas se placer en situation de conflit d’intérêts (ce qui pourrait l’amener à privilégier l’intérêt de tiers ou le sien propre plutôt que celui de l’employeur); il doit se conduire à tout moment avec la plus grande honnêteté envers l’employeur, ne peut s’approprier les biens matériels ou intellectuels de celui-ci ou les utiliser indûment à son avantage. Il ne peut évidemment pas détourner à son profit ou à celui de tiers la clientèle de l’employeur ni usurper les occasions d’affaires qui se présentent à ce dernier, etc. Dans certains contextes, même en l’absence d’une clause à cet effet, l’obligation de loyauté peut obliger le salarié à une exclusivité de services, quoique ce ne soit généralement pas le cas.
[Soulignement ajouté]
[19] Cela dit, à supposer même que M. Dehkissia ait agi de manière fautive en s’appropriant des documents appartenant à Fractal, la Cour ne pourrait intervenir que si cette dernière réussissait à démontrer que cette faute était suffisamment grave pour constituer un motif sérieux de congédiement unilatéral et sans préavis au sens de l’article 2094 C.c.Q. En effet, il est bien établi que tout manquement à l’obligation de loyauté ne justifie pas ipso facto la sanction ultime que constitue la résiliation unilatérale et sans préavis d’un contrat de travail. Chaque cas d’inconduite doit être soigneusement analysé dans son contexte[8].
[20] Or, Fractal demande à la Cour d’arriver à cette conclusion alors que, pour des raisons qui ne sont pas remises en cause en appel, les documents que M. Dehkissia s’est appropriés n’ont jamais été produits en preuve. La Cour ignore donc pratiquement tout de leur nature et de leur teneur. Cette lacune est importante, comme Fractal l’a d’ailleurs reconnu lors de l’audience en appel, en soulignant qu’elle aurait été en meilleure position si ces documents avaient été produits en preuve. Le problème tient au fait qu’en déterminant si un manquement à l’obligation de loyauté constitue un motif sérieux de congédiement, il faut se livrer à une analyse hautement factuelle, en tenant compte de l’ensemble des circonstances pertinentes, y compris la gravité de la faute commise par l’employé et le caractère proportionné de la résiliation du contrat de travail sans préavis[9]. La Cour estime que l’absence au dossier des documents que M. Dehkissia s’est appropriés l’empêche d’effectuer l’analyse contextuelle qui aurait pu révéler l’existence d’une erreur révisable entachant la conclusion du juge.