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Le droit de gérance et le congédiement déguisé

11 octobre 2024

Par Me Paul-Matthieu Grondin, avec la collaboration de Soukaina Ouizzane

 

Dans une décision rendue par la Cour supérieure en 2024, St-Laurent c. Invue Security Products Inc., un employé allègue avoir subi un congédiement déguisé et réclame, à titre de compensation, 1 020 836,20 $ CA, comprenant le paiement complet d’un earn-out, de son salaire, des bonis, de ses vacances, ainsi que des dommages moraux et punitifs.

Avant la transaction, le demandeur était le fondateur, l’actionnaire majoritaire et le président de MicroSigns, une société montréalaise spécialisée dans la fabrication d’écrans interactifs pour les commerces de détail. En 2016, une relation d’affaires s’établit entre MicroSigns et la société américaine Invue Security Products Inc. (« Invue »), qui, un an plus tard, acquiert l’intégralité des actions de MicroSigns. Le demandeur est alors embauché comme Directeur de MicroSigns, sans que son contrat d’emploi ne précise la description de ce nouveau rôle. Les parties conviennent tout de même que « l’employé pourra exercer ce rôle ou tout autre rôle au sein de la société jugé approprié et conforme à ses compétences ».

Le 5 mars 2018, il apprend la nouvelle structure de l’équipe et, qu’avec son nouveau rôle de « product owner » de MicroSigns, il perd la gestion de son équipe et ses responsabilités en vente, ce qui le conduit à conclure que ses conditions de travail ont été unilatéralement modifiées. Quelques jours plus tard, il soumet une mise en demeure à son employeur, estimant qu’il était « entendu » que ses fonctions allaient rester essentiellement les mêmes que celles qu’il exerçait en tant que président de MicroSigns. Il prétend ainsi être victime d’un congédiement déguisé.

En l’espèce, le contrat d’emploi signé par les parties est clair: il ne comporte aucune condition stipulant que l’employé devait conserver les mêmes tâches pendant toute la durée de son contrat. Par conséquent, en reprochant à son employeur la perte de ces responsabilités, le Tribunal estime que celui-ci cherche à réécrire les termes du contrat en y ajoutant des conditions qu’il considère essentielles. Or, comme le rappelle le Tribunal, aucune condition supplémentaire ne peut être ajoutée a posteriori.

Finalement, le Tribunal conclut que ce qui s’est produit n’est pas assimilable à une modification substantielle des conditions d’emploi de l’employé, mais relève plutôt du droit de gérance de l’employeur, c’est-à-dire le droit de modifier le poste de l’employé conformément au contrat d’emploi valablement conclu. Ainsi, l’employé n’a pas fait l’objet d’un congédiement déguisé.

Par conséquent, le recours de l’employé est rejeté.

Voyez de quelle façon le tribunal motive sa décision:

 

 

[76]        Ce pouvoir de gestion est conséquent avec un principe clé en matière de congédiement déguisé : l’employeur, dans le cadre de sa liberté de direction, peut faire toutes les modifications aux conditions de travail de l’employé qui sont permises par le contrat, ou qui découlent d’une interprétation raisonnable du contrat[84]. De telles modifications, même si elles sont substantielles et unilatérales, ne peuvent fonder un recours en congédiement déguisé. Elles ne constituent alors pas une violation du contrat, mais bien une application de ses termes[85].

[77]        C’est pourquoi il est primordial que les tribunaux s’imprègnent des faits particuliers de chaque affaire et du contrat de travail qui lie les parties, lorsqu’ils évaluent une demande en congédiement déguisé. Ce qui constitue un congédiement déguisé dans un cas donné pourrait ne pas en être un dans d’autres circonstances[86]

[…]

[85]        La cause sous étude présente plusieurs similitudes avec les faits relatés dans l’arrêt St-Hilaire c. Nexxlink[91] ayant pour trame de fond l’acquisition par Bell Canada de la totalité des actions de Nexxlink et l’embauche subséquente du demandeur au sein de Bell. La Cour d’appel conclut à l’absence d’un congédiement déguisé, jugeant que bien qu’il ait eu des modifications au contrat d’emploi du demandeur, celles-ci relevaient du droit de gérance de l’employeur. 

[86]        Cet arrêt énonce certaines considérations importantes qui doivent guider le Tribunal lorsqu’une allégation de congédiement déguisé est soulevée dans un contexte d’une fusion d’entreprise. Ainsi, dans une telle situation, une période d’incertitude et d’ajustement est à prévoir :

[48] Dans le contexte de l’intégration de deux entreprises pour en créer une nouvelle au sein d’un groupe de l’envergure de Bell Canada, certaines tâches des hauts dirigeants peuvent être amenées à être modifiées ou précisées avec le temps, notamment l’identification du marché de la nouvelle entreprise. Une certaine période d’incertitude et d’ajustement est tout à fait prévisible.[92]

[…]

[91]        Le fait de perdre certains avantages ou de bénéficier d’un niveau d’autonomie moins élevé ne peut être automatiquement assimilé à un congédiement déguisé[96]. Bien que le Tribunal comprenne que St-Laurent ait été déçu de perdre la gestion de son équipe et de diminuer son rôle au niveau des ventes, le but premier de la réorganisation effectuée par Invue était de mettre en valeur le portfolio de ses produits logiciels et non de pousser St-Laurent à démissionner. Il s’agit d’un exercice légitime de son droit de gestion.

[92]        Certes, de façon générale, la rétrogradation ou encore la perte de prestige et de statut d’employé dans une entreprise peuvent être considérées comme une modification substantielle des conditions essentielles d’un contrat d’emploi[97]. Dans Farber, la rétrogradation étudiée était grave et importante[98]. L’employé en question occupait le poste de gérant régional où il supervisait une vingtaine de bureaux à travers le Québec et plus de 4 000 employés. Son nouveau poste lui confiait la gestion d’un seul bureau et le moins rentable de la province. 

[93]        Or, ici, le rôle confié à St-Laurent n’était pas dégradant. Le fait que deux des six employés qui travaillaient pour lui ont été mutés à d’autres rôles et sont sur l’organigramme « au même niveau que lui » n’est pas humiliant[99]. Conformément au témoignage de Moock, le Tribunal retient que les personnes désignées sur la deuxième ligne de cet organigramme devaient travailler en équipe. Le rôle premier de St-Laurent comme Directeur MicroSigns-Insight était de développer considérablement ces produits. Il conservait le contrôle sur toute la stratégie de développement des produits de MicroSigns et on lui confiait la responsabilité additionnelle du produit Insight. 

[94]        Ainsi, le Tribunal conclut que St-Laurent ne s’est pas déchargé de son fardeau de démontrer, sous ce premier moyen, qu’il a fait l’objet d’un congédiement déguisé.