Par Me Paul-Matthieu Grondin, avec la collaboration de Soukaina Ouizzane
Dans une récente décision rendue en 2018 par la Cour du Québec, Beaulieu c. LPA Médical inc., une dessinatrice industrielle réclame 35 000$ à titre de dommages-intérêts à son ancien employeur, la société LPA Médical inc. (ci-après la « LPA ») à la suite de son congédiement. En réponse, LPA invoque une transaction-quittance signée par la plaignante, dans laquelle elle renonce à tout recours, notamment en vertu de la Loi sur les normes du travail et de la Charte des droits et libertés de la personne. Autrement dit, LPA soutient que la demande de la plaignante est irrecevable. À défaut, celle-ci allègue qu’elle disposait d’un « motif sérieux » pour la congédier sans préavis.
Dès son embauche en novembre 2013, la plaignante se démarque par son dynamisme et son intérêt à apprendre les tâches liées à son poste. Cependant, au cours de l’année 2014, des préoccupations concernant sa performance émergent, sans qu’elles lui soient clairement communiquées. En décembre 2014, la plaignante, prise par des difficultés personnelles et professionnelles, tombe en arrêt de travail. Pendant son absence, l’employeur constate des erreurs coûteuses dans son travail.
Lors d’une très brève rencontre avec LPA après son retour au travail, une transaction-quittance lui est présentée pour signature, dans des circonstances qu’elle qualifie de pressantes et stressantes. Après son congédiement, elle éprouve des difficultés à réintégrer le marché du travail, mais parvient finalement à décrocher un emploi stable en juin 2016.
Le Tribunal souligne que la plaignante se trouvait dans un état de fragilité psychologique au moment de la signature de la transaction. Cette vulnérabilité, ainsi que le manque de temps accordé pour prendre connaissance de l’entente ou pour solliciter de l’aide juridique, l’ont empêchée de bien comprendre la portée de cette dernière. Pour soutenir la validité de la transaction, l’employeur cite l’arrêt Collège François-Xavier-Garneau c. Syndicat des professeures et professeurs du Collège François-Xavier-Garneau, où une transaction avait été jugée valide. Cependant, dans cette affaire, l’employée était avocate de formation, était représentée par un syndicat et avait suffisamment de temps pour négocier avec l’employeur. De toute évidence, ces circonstances diffèrent considérablement de celles de la plaignante. Ainsi, en raison de l’absence de consentement libre et éclairé, le Tribunal déclare la transaction-quittance nulle et inopposable à la plaignante.
Le Tribunal devait ensuite déterminer si l’employeur avait un motif sérieux pour résilier unilatéralement le contrat de travail sans préavis, conformément à l’article 2094 du Code Civil du Québec (C.c.Q.). LPA invoque l’« insuffisance professionnelle » de la plaignante comme justification de son congédiement. Toutefois, aucune preuve n’indique que les lacunes de la plaignante lui ont été signalées, qu’elle a eu un délai raisonnable pour s’améliorer, ni qu’elle a été avertie du risque de congédiement. Le Tribunal conclut donc que l’employeur n’a pas démontré un motif valable pour mettre fin au contrat de travail. Par conséquent, l’employeur aurait dû, avant de résilier unilatéralement ce contrat de travail à durée indéterminée, accorder à la plaignante un délai de congé raisonnable, tel que prévu à l’article 2091 du C.c.Q.
En se basant notamment sur la jurisprudence, le Tribunal estime qu’une indemnité de 7 449 $, l’équivalent de douze semaines de salaire, est raisonnable. Après avoir soustrait de cette somme les montants déjà versés par LPA et ceux que la plaignante avait déjà gagnés auprès d’autres employeurs, un solde de 4 811,46 $ est dû par LPA.
Le Tribunal accorde également à la plaignante une indemnité de 5 000 $ à titre de dommages moraux pour résiliation abusive.
En conclusion, le tribunal condamne LPA à verser à la plaignante la somme totale de 9 811,46 $.
Voyez en plus grand détail comment la Cour motive sa décision:
- A) La transaction
[56] En principe, les parties qui ont la capacité de contracter peuvent convenir d’une entente destinée à mettre fin à une situation susceptible de faire naître une contestation entre elles. C’est là l’un des objets du contrat de transaction, suivant l’article 2631 C.c.Q. :
- La transaction est le contrat par lequel les parties préviennent une contestation à naître, terminent un procès ou règlent les difficultés qui surviennent lors de l’exécution d’un jugement, au moyen de concessions ou de réserves réciproques.
[…].
[57] LPA soutient qu’en versant à madame Beaulieu « un montant total et global » de 1 440 $ « correspondant à 2 semaines de salaire »[13], celle-ci a conclu une transaction dont l’effet net est de « régler à l’amiable de façon finale, complète et définitive toute question pouvant résulter du lien d’emploi de Mme Beaulieu auprès de l’Employeur et de la cessation de ce lien d’emploi ».[14]
[58] La clause 9 de la transaction est d’ailleurs explicite à ce propos :
En considération des termes de la présente Entente, Mme Beaulieu accepte les sommes versées selon la présente entente à titre de règlement complet et final et accorde une quittance complète, finale et définitive à l’Employeur, ses administrateurs, actionnaires, représentants, agents, employés, successeurs et ayants-droit pour toute réclamation, demande, plainte et action de quelque nature que ce soit incluant à titre de dommages-intérêts, salaire, vacances, congés, indemnités de fin d’emploi, ou de toute autre nature que ce soit et incluant toute plainte en vertu de la Loi sur les normes du travail, de la Charte des droits et libertés de la personne et des droits de la jeunesse, du Code civil du Québec qu’elle avait, a ou pourrait avoir en raison de son emploi et, sans restreindre la généralité de ce qui précède, de la cessation de cet emploi auprès de l’Employeur;
(Reproduction fidèle à l’original)
[59] Inscrite au cœur d’un contrat de transaction dûment signé par madame Beaulieu, cette disposition lui est donc pleinement opposable, plaide LPA, qui en appelle à « l’autorité de la chose jugée » dont bénéficie la transaction.[15]
[60] Toutefois, l’article 2092 C.c.Q. apporte un tempérament important à la liberté contractuelle des parties au moment de résilier un contrat de travail :
- Le salarié ne peut renoncer au droit qu’il a d’obtenir une indemnité en réparation du préjudice qu’il subit, lorsque le délai de congé est insuffisant ou que la résiliation est faite de manière abusive.
[61] Cet article renferme une « règle impérative »[16], « une disposition de protection d’ordre public »[17] qui doit « recevoir une interprétation large ».[18]
[62] Elle « vise manifestement à accorder une protection aux salariés »[19] du fait « que le salarié est dans une situation particulièrement vulnérable lorsqu’il est menacé de congédiement ».[20]
[63] Pour tout dire, la personne salariée se trouve alors « dans une situation d’infériorité en matière de négociations »[21] :
Le moment où il y a rupture de la relation entre l’employeur et l’employé est celui où l’employé est le plus vulnérable et a donc le plus besoin de protection.[22]
- C) L’indemnité tenant lieu de préavis
[…]
[95] Dans les faits, l’indemnité de 1 440 $ équivalente à deux semaines de salaire déjà versée par LPA à madame Beaulieu correspond à l’indemnité minimale à laquelle elle avait pleinement droit en vertu de la Loi sur les normes du travail.[39]
[96] De l’avis du Tribunal, cette somme est insuffisante.[40]
[97] Il est vrai que madame Beaulieu n’a pas été liée à LPA pour une très longue période. Le lien d’emploi s’est formé le 11 novembre 2013 pour être rompu le 2 février 2015, ce qui représente un peu moins de 15 mois. De plus, comme elle n’avait que 34 ans au moment de son congédiement, son âge ne constituait pas un obstacle sérieux pour se replacer sur le marché du travail.[41]
[98] Toutefois, le jour où elle est renvoyée, elle se trouve dans un état de grande vulnérabilité. D’une part, son médecin recommande un « Retour au travail à l’essai »[42], accompagné d’une médication visant à soulager les symptômes de la dépression.[43] D’autre part, elle est mère monoparentale et se doit de travailler afin de subvenir à ses besoins et ceux de sa fillette.
[99] Cette situation difficile va la contraindre à solliciter des emplois alors que sa santé psychologique est très fragilisée.
[100] Elle doit se résoudre à accepter des emplois qui lui offrent peu de défis, par comparaison avec celui qu’elle occupait chez LPA, et dont les tâches sont physiquement plus exigeantes (soudure industrielle, lavage et cirage de voitures).
[101] Elle témoigne avec émotions des difficultés éprouvées à regagner progressivement sa confiance en elle, avec l’aide d’organismes communautaires (Maison de la famille, Connexion Emploi ressources femmes) et à trouver finalement un travail qui réponde à ses aspirations, à compter de juin 2016.
[102] Ceci dit, le congédiement sans motif valable d’un employé dont la prestation de travail pour l’employeur excédait à peine onze mois recevait une indemnité équivalente à deux mois de salaire dans l’arrêt Omicron International Translation Systems Inc. c. Boyer.[44]
[103] Dans l’arrêt Dicsa inc. c. Lefrançois[45], la rupture, sans motif sérieux, d’un contrat de travail, après 13 mois de service, justifiait « [u]ne indemnité de deux mois de salaire pour tenir lieu de préavis de licenciement ».[46]
[104] La fin d’emploi imposée sans justification raisonnable à un employé, à peine quatre mois et demi après son embauche, lui permettait d’obtenir un délai de congé de six semaines dans l’arrêt Transfotec international LB ltée c. Tremblay.[47]
- D) Une résiliation abusive
[108] De façon générale, l’attribution d’une indemnité tenant lieu de préavis en vertu de l’article 2091 C.c.Q. suffit à couvrir le préjudice inhérent au fait « que la perte d’un emploi est toujours un événement traumatisant ».[51]
[109] En effet, cette disposition confère pour ainsi dire à l’employeur un « droit de congédier en payant une indemnité raisonnable », de telle sorte que « [l]’acte de congédier n’entraîne donc pas, en principe, une responsabilité donnant naissance à une indemnité supplémentaire à celle du délai-congé ».[52]
[110] Toutefois, si l’employeur en vient à abuser de son droit et pose des « gestes fautifs qui aggravent les répercussions négatives normales découlant de la rupture »[53], la personne salariée ainsi lésée pourrait obtenir, exceptionnellement, une compensation additionnelle :
À moins d’une preuve claire que l’employé congédié a subi un préjudice sérieux à sa réputation, qu’il a été congédié de façon humiliante, dégradante ou blessante, nos tribunaux refuseront l’octroi d’une telle compensation.[54]
[…]
[123] La résiliation unilatérale du contrat de travail de madame Beaulieu par LPA n’en est pas moins abusive en ce qu’elle dénote « une conduite déraisonnable par rapport à celle d’un employeur prudent et diligent dans des conditions semblables ».[60] De fait, les troubles, ennuis et inconvénients subis par elle constituent un préjudice allant au-delà de celui qui découle normalement de la résiliation ».[61]