Par Me Paul-Matthieu Grondin
Dans une décision de la Cour d’appel, Les Équipements Masse 1987 inc. et Jean-Pierre Masse c. Jean-Claude Bisaillon, on infirme l’indemnité de départ de 18 mois qu’un directeur général avait obtenue en première instance.
C’est un cas type où on insiste sur le caractère « indemnité » du délai de congé. Celui-ci n’est supposé être qu’un pont entre un emploi et un autre, et si nous avions une boule de cristal qui permettait de savoir où et quand un travailleur atterrissait dans un nouvel emploi, nous n’aurions qu’à lui adjuger immédiatement cette durée en matière de délai de congé.
Or, la Cour d’appel maintient ici les jugements des dernières années et confirme qu’on ne peut faire de double dipping en matière de délai de congé, à savoir les revenus d’un nouvel emploi en plus d’une généreuse indemnité de départ, sauf si tout ça a été prévu contractuellement dans une transaction et quittance, bien sûr.
Dans les mots du juge :
[22] Le paiement d’une indemnité au lieu et place d’un délai de congé n’est en quelque sorte qu’une obligation secondaire tirant son origine du défaut de la partie qui résilie le contrat de respecter en tout ou en partie l’obligation primaire, celle que consacre l’article 2091 C.c.Q.
[23] Lorsque, comme en l’espèce, il y a non-respect de l’obligation primaire, il faut alors se livrer à l’exercice destiné à quantifier la hauteur de cette obligation secondaire. Dans le cas où la partie défaillante est l’employeur, l’exercice consiste habituellement à établir le montant total des gains auxquels l’employé aurait eu droit pendant toute la durée du délai-congé pour, ensuite, déduire de ce total les gains tirés d’un autre emploi pendant cette même période. Ce dernier volet de l’exercice découle de l’obligation de tout créancier de minimiser ses dommages. Dans Structures Lamerain inc. c. Meloche, ma collègue, la juge Marcotte, écrit au nom de la majorité :
[46] La jurisprudence reconnaît que l’obligation de mitigation des dommages commande généralement de soustraire les gains réalisés durant la période du délai de congé du montant de l’indemnité de départ à laquelle le salarié a droit.[12]
[Renvoi omis]
[24] Les auteurs Audet, Bonhomme et Gascon précisent pour leur part :
7.2.1. En marge de l’obligation du salarié de réduire ses dommages, la jurisprudence a reconnu que les gains réalisés durant la période de délai de congé par un employé congédié injustement doivent être déduits du montant de l’indemnité à laquelle cet employé a autrement droit. Il s’agit là de la conséquence de l’obligation du salarié de réduire ses dommages (art. 1479 C.c.Q.). Il importe peu que les revenus proviennent d’un emploi auprès d’un nouvel employeur ou d’un commerce personnel. Il en va de même de l’indemnité versée par l’employeur au moment de la fin d’emploi qui doit être déduite de l’indemnité accordée par la Cour.[13]
[25] S’agissant ici de la minimisation du préjudice, cette règle trouve aisément application lorsque les gains tirés d’un autre emploi sont inférieurs à ceux que l’employé congédié aurait tirés de son travail chez l’employeur en défaut de lui avoir donné le préavis. C’est là la situation la plus fréquente, de sorte que de nombreux cas d’application de cette méthode se retrouvent dans la jurisprudence élaborée sous l’article 2092 C.c.Q.[14].
[26] Voici toutefois que les faits de l’affaire qui nous occupe s’insèrent mal dans ce moule. Le juge décrit ainsi la situation en l’espèce :
[44] En effet, on apprend que Bisaillon, quelques semaines après la fin de son emploi chez Équipements Masse, s’est trouvé du travail chez un compétiteur opérant dans la région. Chez ce nouvel employeur, Bisaillon touche des revenus de 10 417,33 $ par mois ce qui lui a rapporté pour dix-huit mois la somme de 187 547,00 $ comparée aux revenus perdus chez Masse qui se seraient élevés à 96 600,00 $.[15]
[27] Dit autrement, en 17 mois, M. Bisaillon a gagné tout près du double de ce qu’il aurait retiré de son travail chez Équipements en 18 mois. Le juge a donc bien vu la difficulté de procéder à l’exercice habituel pour établir le montant de l’indemnité payable. Aussi écrit-il :
[45] Ainsi, si l’on s’en tient seulement comme Masse le suggère au fait que Bisaillon a entièrement mitigé ses dommages, il faudrait conclure que ce dernier n’a droit à aucune somme supplémentaire.
[46] Bisaillon réplique que compte tenu des circonstances de la présente affaire, le Tribunal ne devrait pas permettre à Masse de tirer avantage de la mitigation qu’il a faite de ses dommages en se trouvant un emploi très rapidement.[16]
[28] Prenant en compte la situation plutôt insolite à laquelle il se voyait confronté, le juge a élaboré une méthode inédite pour parvenir au résultat. Il s’en explique en ces termes :
[47] Le Tribunal en vient lui à la conclusion, compte tenu des circonstances et de la manière dont s’est déroulé le congédiement et après avoir fait la revue de l’ensemble des conditions d’emploi et pas seulement du salaire, que Bisaillon a le droit de toucher une indemnité de perte d’emploi malgré ce qu’il a reçu de son nouvel employeur. En effet, le législateur en utilisant le mot « notamment » à l’article 2091 C.c.Q. a clairement reconnu que le Tribunal pouvait tenir compte de facteurs autres que ceux qui sont expressément prévus à l’article 2091 C.c.Q.
[48] Ainsi, pour les motifs qui suivent, le Tribunal est d’avis qu’en tenant compte de différents avantages, expectatives de carrière, etc., dont jouissait Bisaillon, que malgré la mitigation des dommages, une indemnité de fin d’emploi de 30 000,00 $ doit lui être versée.
[49] Pour conclure de la sorte, le Tribunal retient ce qui suit :
– Le nouvel emploi de Bisaillon pour une entreprise de plus grande importance l’a replacé dans un poste de même nature que celui qu’il a occupé pendant plus de quinze ans chez Masse, à savoir celui de répartiteur.
– Bisaillon explique que ses conditions de travail se sont dégradées dans la mesure où, comme à ses débuts chez Masse, ses heures de travail dépassent maintenant largement les 40 heures par semaine.
– Son travail s’exerce dans un ancien entrepôt désaffecté, qu’il a dû nettoyer et rénover en faisant du bénévolat pour son nouvel employeur.
– L’emploi occupé présentement par Bisaillon représente moins de défis et d’intérêt, son rôle dans l’entreprise se limitant à agir comme répartiteur alors que comme directeur général, son champ d’action était beaucoup plus large et satisfaisant.
– Bisaillon a très certainement perdu quelque chose en se replaçant dans une entreprise de grande envergure, dont il ne pourra jamais envisager de devenir propriétaire, alors que cette possibilité lui était offerte chez Masse où il représentait la relève de l’entreprise.
– Bisaillon a indiqué au Tribunal qu’il avait accepté un salaire inférieur à celui du marché et même des offres d’emploi alléchantes pour demeurer chez Masse alors qu’on lui faisait miroiter la possibilité qu’il devienne le propriétaire de l’entreprise lorsque Masse, qui n’avait aucune relève, voudrait la céder.
[50] Pour l’ensemble de ces motifs et compte tenu de l’ensemble des circonstances particulières et uniques de cette affaire, le Tribunal considère que Masse doit verser à Bisaillon malgré la mitigation des dommages une somme de 30 000,00 $ à titre d’indemnité pour valoir délai-congé.
[51] En effet, il ne faudrait pas que Masse profite de la bonne fortune de Bisaillon pour conclure trop rapidement qu’il y a eu mitigation complète des dommages. D’ailleurs, les tribunaux ont déjà conclu dans les affaires Ménard c. CPE La Grande Envolée, Mulhearn c. Bombardier inc. et Thomas c. Mckee, qu’une compensation pouvait être accordée malgré une mitigation en apparence complète. [17]
[Transcription intégrale]
[29] Soit dit avec égards, cette détermination est entachée d’erreurs de droit. La principale consiste à avoir fait abstraction du caractère essentiellement indemnitaire du montant payable au cas de défaut de donner le préavis requis par l’article 2091 C.c.Q.[18].
[30] Voici de quoi il retourne dans le cas à l’étude.
[31] Après s’être retrouvé sans emploi pendant environ 1 mois, c’est-à-dire de la mi-août 2017 à la mi-septembre de la même année, ce que reconnaissent les parties, M. Bisaillon a obtenu un emploi lui ayant rapporté mensuellement, pendant 17 mois, plus du double de ce que lui aurait procuré son travail pour le compte d’Équipements pendant cette même période. Même en tenant compte de la perte de certains avantages et d’une satisfaction moindre par rapport au nouvel emploi[19], cette augmentation substantielle de salaire, à mon avis, compense largement les inconvénients auxquels le juge se réfère au paragraphe 49 de son jugement.
[32] Dans la même veine, aux paragraphes 45 et 51 ci-dessus, le juge paraît attribuer une conséquence qu’il n’a pas à l’argument de mitigation des dommages présenté par les appelants. Les sommes gagnées pendant les 17 mois courus après la mi-septembre 2017 ont certes annihilé le préjudice qu’aurait autrement subi M. Bisaillon durant la même période. Par ailleurs, elles n’ont aucun effet sur la perte du salaire auquel il avait droit entre la mi-août et la mi-septembre de cette même année, soit environ 5 400 $. Comme le souligne la Cour suprême dans Asphalte Desjardins :
[38] […]
Le délai de congé ne met pas fin sur-le-champ au contrat de travail pour n’en préserver que les conditions de travail pendant l’écoulement du délai. C’est le contrat de travail lui-même, dans son entièreté, qui continue d’exister jusqu’à l’expiration du délai de congé[20].
[33] Cette perte de salaire aurait pu faire l’objet d’une indemnisation au titre du délai de congé, n’eût été le paiement de 11 440 $[21] déjà effectué par Équipements dans le cadre du règlement de la plainte déposée par M. Bisaillon en vertu du Code canadien du travail. Les appelants plaident que le paiement de cette indemnité a compensé entièrement le préjudice financier subi pendant la période écoulée entre la mi-août et la mi-septembre 2017, un argument auquel l’intimé ne répond pas.
[34] Dans ce contexte, considérant la vocation essentiellement indemnitaire des sommes payables au titre du délai-congé, je parviens à la conclusion qu’est entièrement non fondée la réclamation de M. Bisaillon à ce chapitre.
[35] Au surplus et avec égards, j’estime que les raisons invoquées au paragraphe 49 du jugement entrepris ne sauraient en droit justifier l’octroi de l’indemnité fixée arbitrairement à 30 000 $. Quant à celles figurant au paragraphe 47, en l’occurrence les circonstances et la manière dont s’est déroulé le congédiement, elles relèvent de l’examen de la réclamation pour dommages moraux et non de celui portant sur l’indemnité due pour défaut de préavis.