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Un exemple de la notion restreinte de cadre supérieur dans une entreprise

11 novembre 2024

Par Me Paul-Matthieu Grondin, avec la collaboration de Julia Leclair

Dans la récente décision Di Fruscia c. Traffic Tech inc., le Tribunal administratif du travail s’est penché sur la question de savoir si un président de division remplissait les critères d’un cadre supérieur, ce qui l’exclurait de la protection de l’article 124 de la Loi sur les normes du travail (LNT), destiné à protéger les employés contre le congédiement sans cause juste et suffisante.

Ainsi, M. Di Fruscia avait précédemment occupé un poste de vice-président dans une entreprise concurrente pendant 30 ans. Après plusieurs tentatives de recrutement de la part de Traffic Tech, il a finalement accepté de les rejoindre le 7 mars 2016, comme président de la division internationale, un poste créé spécifiquement pour lui.

En 2020, l’impact de la pandémie de COVID-19 a entraîné un ralentissement des activités de Traffic Tech, contraignant l’entreprise à mettre à pied temporairement 50 employés, y compris M. Di Fruscia. Pendant cette période, une enquête interne a révélé des allégations d’utilisation frauduleuse de son allocation de dépenses, d’usage des ressources de l’entreprise à des fins personnelles et de violations des politiques de confidentialité. Le 6 juillet 2020, M. Di Fruscia a été informé de son congédiement par courriel.

Di Fruscia a déposé une plainte, soutenant qu’il s’agissait d’un congédiement sans cause juste et suffisante au sens de l’article 124 de la LNT et accusant l’employeur d’avoir inventé des prétextes pour se débarrasser de lui. En réponse, Traffic Tech a fait valoir que M. Di Fruscia, en tant que président, était un cadre supérieur et donc exclu de la protection de l’article 124. Subsidiairement, l’employeur invoquait des manquements graves à l’éthique ayant rompu le lien de confiance, ainsi que des performances jugées insuffisantes.

Le Tribunal a statué que M. Di Fruscia ne remplissait pas les critères d’un cadre supérieur et pouvait bénéficier de la protection de l’article 124 de la LNT. Il a également conclu que Traffic Tech n’avait pas démontré l’existence d’une cause juste et suffisante pour justifier le congédiement.

 

Voyez comment la juge a justifié sa décision :

 

 

Le poste occupé par le plaignant :

[28] Rapidement, le plaignant constate toutefois que sa marge de manœuvre dans la conduite des opérations n’est pas aussi substantielle que ce que l’offre d’emploi laissait supposer. Il reproche également à la haute direction de faire peu de cas de ses suggestions, d’ignorer ses interventions, de lui passer par-dessus pour intervenir directement auprès de l’équipe qu’il coordonne et de prendre en son absence des décisions critiques pour la division dont il est responsable.

(…)

[31] Certes, il essaie tant bien que mal d’influencer les stratégies de l’entreprise et de faire du développement d’affaires, mais ses propositions sont sans lendemain. Il n’a pas de véritable influence sur les décisions de l’entreprise. À quelques occasions, ses décisions sont même supplantées par le propriétaire ou le COO, ce qui témoigne d’une volonté de le confiner dans une position subalterne, vide d’autorité.

[32] Même des décisions opérationnelles comme les embauches et les fins d’emploi doivent être approuvées par le COO. Plusieurs changements organisationnels touchant son équipe interviennent d’ailleurs sans même qu’il ne soit consulté. Il en est parfois informé a posteriori. Le COO prend également, à quelques occasions, la décision de garder un employé sous sa supervision, même si cela est contraire à la logique organisationnelle. 

(…)

[37] Qu’un droit de veto soit maintenu par le COO et le propriétaire pour les décisions critiques et stratégiques s’explique et constitue un contexte normal d’entreprise qui n’est pas incompatible avec l’autonomie attendue d’un cadre supérieur. 

[38] Or, ici, le plaignant ne possède que peu de pouvoirs décisionnels, même pour de simples questions opérationnelles. 

[39] Malgré sa rémunération et son titre, son autonomie décisionnelle est restreinte, voire inexistante, de même que sa participation à l’élaboration des stratégies de l’entreprise. 

[40] Le Tribunal constate également que son autorité décisionnelle s’érode au fil du temps. Le plaignant exerce certes, lors des premières années, un certain ascendant sur ses subalternes, mais la précarité de son positionnement étant connue de tous, plusieurs de ses employés passent directement au COO pour la prise de décisions sans même le consulter ou l’informer. 

[42] Dans les mois précédant sa mise à pied temporaire, il est même exclu de certaines rencontres ou activités de direction alors que certains de ses employés y participent. Le COO l’évince de certains projets et le remplace sans lui donner d’explications. À partir de janvier 2020, il n’a pratiquement plus aucun pouvoir d’influence. 

[43] Mais il y a plus. Au moment de son congédiement, le plaignant est en mise à pied. Ainsi, non seulement il est dépouillé de tout pouvoir ou autorité à partir du 24 mars 2020, mais la décision de l’employeur de le mettre à pied dans une période aussi critique où des décisions stratégiques doivent être prises pour la survie de l’organisation témoigne du fait que le plaignant ne joue pas un rôle stratégique et décisionnel. 

[44] Le plaignant n’est pas un cadre supérieur lors de sa fin d’emploi, il n’en possède pas les attributs. Il doit donc bénéficier de la protection prévue à l’article 124 de la LNT. 

Les comportements reprochés au plaignant :

[64] Le plaignant connaît la politique de l’employeur voulant qu’il n’effectue pas la manutention d’effets personnels et que les exceptions à ce principe puissent uniquement être approuvées par un membre de la haute direction. 

[65] Malgré cela, en septembre 2019, le plaignant demande à un membre de son équipe, le vice-président Europe, d’assurer la manutention, du Portugal vers le Canada, de deux caisses d’effets personnels appartenant à une amie de la famille.  Le vice-président communique donc avec une agence partenaire au Portugal. 

(…)

[72] Également, à quelques occasions, le fils du plaignant, de même que son frère, aussi employé chez l’employeur, se sont fait expédier des articles par l’intermédiaire des services de l’entreprise. Ceux-ci sont à la tête d’une petite entreprise, qui est formellement enregistrée comme un client de l’employeur et c’est à ce titre que les effets ont été livrés. Certains frais ont été engagés, mais la majorité de ceux-ci n’ont pas été facturés à son fils et à son frère. 

(…)

[79] Une analyse des allocations de dépenses déposées en preuve révèle qu’il n’était pas exceptionnel que le plaignant prenne un repas avec un client potentiel, avec les conjoints ou conjointes de ceux-ci. Lesdits repas se sont échelonnés sur une longue période.

(…)

[82] Pendant la mise à pied du plaignant, l’employeur prend connaissance du fait que celui-ci s’est transféré des courriels et certains fichiers à son adresse courriel personnelle au fil des années, mais surtout au début de l’année 2020. Notamment, il fera suivre des renseignements privilégiés, soit les budgets de l’entreprise et même des listes de clients. Enfin, plusieurs échanges courriel avec le COO intervenus entre 2018 et 2020 sont également transférés. 

[83] Le plaignant allègue avoir transféré des informations à son courriel personnel en raison du fait qu’il sentait que les choses ne se passaient pas comme prévu et qu’il souhaitait se ménager une preuve. Quant aux budgets et fichiers clients, il prétend qu’il était plus facile pour lui de travailler de la maison, car il était mieux équipé au niveau informatique. 

(…)

[87] En mai 2018, une collègue également membre de la direction lui reproche de s’être retiré de façon non professionnelle du projet Ecom pour lequel il agissait d’abord comme leader. Elle allègue que l’entreprise était déficitaire dans ce projet. Le plaignant se serait retiré du projet et il appert qu’il aurait fait défaut de faire une transition adéquate en faveur de cette collègue qui a pris le relais. 

(…)

[90] De plus, on reproche au plaignant, pendant sa mise à pied temporaire, d’avoir communiqué avec des clients ou partenaires et d’avoir tenu des propos de nature à discréditer l’employeur. À cet égard, la seule version obtenue et non contredite est celle du plaignant qui affirme avoir simplement communiqué avec eux afin de les rassurer sur la continuité de la relation d’affaires. Il dit n’avoir, à aucun moment, brisé son obligation de loyauté face à l’employeur croyant sincèrement être réintégré dans son poste. 

(…)

[93] De son côté, le plaignant affirme qu’il n’a jamais reçu d’objectifs de performance et n’a jamais fait l’objet d’une évaluation de rendement. 

[94] En décembre 2017, il reçoit un courriel du propriétaire de l’entreprise qui se dit clairement insatisfait de la performance du plaignant. Le supérieur immédiat n’est pas impliqué dans l’échange de courriels. Étonné de cette situation, plus particulièrement en lien avec le fait qu’ils ont peu collaboré et se connaissent très peu, le plaignant informe son supérieur immédiat, le COO. Celui-ci explique qu’il s’agit certes d’une stratégie du président pour ne pas avoir à payer la bonification annuelle. Il lui indique d’ignorer cette communication. 

(…)

[96] Le Tribunal retient que le plaignant n’a jamais été clairement informé des attentes de l’employeur et malgré quelques commentaires informels de son supérieur, il n’a jamais fait l’objet d’une évaluation de performance. Il n’a jamais reçu de boni à travers les années, mais sans en comprendre les motifs. À aucun moment, son supérieur ne l’a avisé qu’il était insatisfait et qu’il devait redresser la situation. Par surcroît, il n’a jamais été avisé qu’à défaut, son emploi était remis en cause. 

(…)

[99] Les manquements prouvés devant le Tribunal se résument au fait que le plaignant a usé de ses pouvoirs au bénéfice d’amis et membres de sa famille et qu’il a commis des violations répétées de la politique de confidentialité lorsque celui-ci a transféré des informations hautement confidentielles et privilégiées à son adresse de courriel personnelle. Ces éléments suffisent-ils à justifier le congédiement sans préavis du plaignant au motif que le lien de confiance a été irrémédiablement rompu? Le Tribunal n’est pas de cet avis. 

[100] Il incombe d’abord de rappeler les circonstances dans lesquelles le plaignant a été embauché, soit au terme de plusieurs années de sollicitation active par l’employeur.  Il a ainsi quitté une entreprise pour laquelle il œuvrait depuis 30 ans. 

[101] En second lieu, le Tribunal constate que les relations entre les parties se sont vite dégradées et que le plaignant a été tenu à l’écart des stratégies d’entreprise. La volonté de se débarrasser de lui nous apparait évidente.  

[102] La mise à pied du plaignant dans une période critique et la façon dont l’employeur a procédé à celle-ci en l’accompagnant à la sortie et en récupérant ses appareils informatiques de façon immédiate a de quoi surprendre. 

[103] Les éléments ensuite retenus pour le congédier, à la suite d’une enquête, ont toutes les allures d’une partie de pêche afin de trouver des motifs pour justifier un congédiement. 

[104] Ajoutons à cela le fait qu’il était président d’une division, qu’il a été informé de son congédiement par courriel et sans avoir la possibilité de donner sa version des faits sur plusieurs éléments23 qui lui ont été reprochés. Un des principes de base de la gestion disciplinaire est de permettre, à tout le moins, à la personne visée de donner sa version des faits sur ce que l’employeur lui reproche. Faire autrement vient anéantir la crédibilité du processus et de son résultat. 

(…)

[108] Ici, rien de cette nature n’est constaté. Certes, il a manqué à ses obligations de confidentialité et a profité de sa position pour en faire bénéficier d’autres personnes, mais il n’a pas personnellement tiré profit de ses actes et les sommes dont a été privé l’employeur sont dérisoires. Aucune preuve ne démontre un préjudice pour l’employeur. 

[109] Il n’y a pas lieu d’assimiler ces fautes à de la fraude ou de la malhonnêteté.  Le Tribunal juge crédible le témoignage du plaignant lorsqu’il exprime qu’il croyait avoir la latitude de prendre de telles décisions notamment relativement au transport d’effets personnels en provenance du Portugal. 

(…)

[112] Dans les circonstances particulières au présent dossier, les actes reprochés au plaignant ne sont pas de nature profondément frauduleuse afin de justifier un motif valable de congédiement. Ainsi, les manquements prouvés ne sont pas d’une gravité telle qu’elle justifie un congédiement immédiat. 

(…)

[114] Toutefois, le Tribunal estime que les manquements reconnus sont tels qu’un réalignement aurait été possible si le plaignant avait été avisé expressément qu’il ne pouvait desservir des personnes de son entourage sans obtenir l’autorisation du COO.  Il en est de même quant aux transferts de courriels pour lequel il n’a jamais été avisé avant d’être congédié. Le congédiement est une peine nettement trop sévère dans les circonstances. 

[115] L’employeur n’a pas démontré avoir une cause juste et suffisante de congédiement.