Par Me Paul-Matthieu Grondin
Dans la cause du Tribunal administratif du travail, St-Yves c. Liette Bougie Optométriste inc., la gérante d’une clinique d’optométrie est à l’emploi depuis 6 ans quand elle subit un congédiement déguisé.
L’employée s’absente deux fois pendant cette période pour recevoir des traitements oncologiques. Au premier départ, le soutien de la clinique semble sans faille, mais c’est au retour de la deuxième période que les choses s’enveniment rapidement. En l’espace de moins d’une semaine, l’employée comprendra qu’elle n’a plus son titre, qu’elle n’a plus les tâches dont elle s’acquittait auparavant, que ses accès logiciels lui ont été coupés et que les employés – de même que la patronne – sont froids avec elle. Au terme de cette semaine, elle remettra sa « démission ».
Le dossier contient plusieurs éléments intéressants, dont le fait que lors de la rencontre de « démission », ses employeurs ont fait « confirmer » deux fois à la plaignante qu’elle démissionnait, ce qui, dans les circonstances, ne changera pas grand-chose. D’ailleurs, l’encre de l’analyse ne s’épanche pas sur ce détail. L’employée se trouvera aussi un emploi presqu’immédiatement après sa « démission », ce qui rend intéressant la suite des choses pour le remède, le tribunal ayant réservé sa compétence en la matière.
Le TAT emploiera le test classique des (1) modifications substantielles aux conditions essentielles du contrat de travail et (2) l’intention de ne plus être lié par le contrat de travail pour conclure au congédiement déguisé.
Voyez ici :
[80] La Cour suprême du Canada définit le congédiement déguisé comme suit[3]:
Lorsqu’un employeur décide unilatéralement de modifier de façon substantielle les conditions essentielles du contrat de travail de son employé et que celui-ci n’accepte pas ces modifications et quitte son emploi, son départ constitue non pas une démission, mais un congédiement. Vu l’absence de congédiement formel de la part de l’employeur, on qualifie cette situation de « congédiement déguisé ». En effet, en voulant de manière unilatérale modifier substantiellement les conditions essentielles du contrat d’emploi, l’employeur cesse de respecter ses obligations; il se trouve donc à dénoncer ce contrat. Il est alors loisible à l’employé d’invoquer la résiliation pour bris de contrat et de quitter. L’employé a alors droit à une indemnité qui tient lieu de délai-congé et, s’il y a lieu, à des dommages.
[…]
Pour arriver à la conclusion qu’un employé a fait l’objet d’un congédiement déguisé, le tribunal doit donc déterminer si la modification unilatérale imposée par l’employeur constituait une modification substantielle des conditions essentielles du contrat de travail de l’employé. Pour ce faire, le juge doit se demander si, au moment où l’offre a été faite, une·personne raisonnable, se trouvant dans la même situation que l’employé, aurait considéré qu’il s’agissait d’une modification substantielle des conditions essentielles du contrat de travail. […]
Par ailleurs, il n’est pas nécessaire que l’employeur ait eu l’intention de forcer son employé à quitter son emploi ou qu’il ait été de mauvaise foi en modifiant de façon substantielle les conditions essentielles du contrat de travail, pour que celui-ci soit résilié. Toutefois, si l’employeur était de mauvaise foi, cela aurait un impact sur les dommages à accorder à l’employé.
[Notre soulignement]
[81] La preuve démontre que le 11 mai 2021, à son retour de congé de maladie, l’employeur ne redonne pas à la plaignante ses responsabilités de gérante de la clinique. Madame Bougie ne s’en cache pas, lui confirmant même la semaine suivante que tout a changé et qu’elle n’aura pas le poste tant et aussi longtemps qu’elle ne sera pas en mesure de faire correctement un certain nombre de tâches.
[82] Entretemps, la gérante intérimaire ne lui confie que des tâches de base, soit désinfecter les montures des lunettes et les tables, accueillir les clients ou effectuer les pré‑tests.
[83] Bien que le salaire de la plaignante demeure inchangé, il est manifeste qu’à partir du 11 mai 2021, elle n’assume plus aucune des responsabilités décrites dans le contrat qu’elle a signé en décembre 2015.
[84] Le Tribunal conclut que l’employeur a unilatéralement modifié de façon substantielle les conditions essentielles du contrat de travail du plaignant.
L’intention de l’employeur de ne plus être lié par le contrat de travail de la plaignante
[85] La Cour suprême du Canada nous enseigne aussi que la conduite de l’employeur peut amener le Tribunal à conclure à une situation de congédiement déguisé[4] :
[33] Or, la conduite de l’employeur constitue également un congédiement déguisé lorsqu’elle traduit généralement son intention de ne plus être lié par le contrat. Lorsqu’ils ont appliqué l’arrêt Farber, les tribunaux ont statué qu’on pouvait conclure au congédiement déguisé du salarié sans invoquer la violation d’une condition particulière du contrat de travail lorsque le comportement de l’employeur vis-à-vis du salarié avait rendu la situation intolérable au travail […].
[86] Dans le cas qui nous occupe, cela vient de la gérante intérimaire qui indique clairement à la plaignante que « c’est moi la gérante », lui refuse ses mots de passe pour accéder aux systèmes de la clinique ou ne lui confie aucune responsabilité en lien avec son titre, la limitant à n’exécuter que des tâches de base.
[87] C’est aussi madame Bougie qui, devant les employés et les clients, reproche à la plaignante son incapacité à faire imprimer le résultat d’un pré-test ou sa lenteur à le compléter, lui souligne qu’elle aimerait avoir une opticienne en titre dans la fonction de gérante, ayant même en tête une candidature potentielle, et lui indique qu’elle ne retrouvera pas son poste si elle ne maîtrise pas certaines tâches.
[88] Enfin, lorsque la plaignante annonce qu’elle quitte son emploi, c’est encore madame Bougie qui s’empresse d’obtenir de la plaignante qu’elle lui confirme qu’elle a bien décidé de démissionner et qui ne tente d’aucune façon de la retenir, malgré le fait que, selon son témoignage, son départ cause un préjudice à la clinique.
[89] Tout cela démontre que l’employeur ne souhaitait plus être lié par le contrat de travail de la plaignante.
[90] Le Tribunal en conclut donc que celle-ci a bel et bien été victime d’un congédiement déguisé.