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Une « insatisfaction généralisée » ne permet pas à un employé de démissionner sans donner de préavis raisonnable

3 novembre 2022

Par Me Paul-Matthieu Grondin

 

 

 

Dans la cause Chez Jim Pizza c. Martel et al., une décision de la division des petites créances de la Cour du Québec, des employés d’une pizzeria claquent la porte… alors qu’ils auraient dû donner un préavis raisonnable.

Nous répertorions parfois des jugements des petites créances, parce que ceux-ci s’avèrent souvent le forum où on débat au fond de certains aspects du droit du travail qui ne pourraient jamais faire l’objet d’un jugement devant les instances régulières des tribunaux de droit communs, ceux-ci entraînant des coûts parfois prohibitifs. C’est le cas du billet d’aujourd’hui.

Trois employés se disent insatisfaits de leurs conditions de travail et délaissent donc les lieux, laissant pour seul indice du départ une note manuscrite à l’intention de leurs propriétaires. Le juge discute en premier lieu de l’obligation des employés quant au préavis :

 

 

 

[25]        Entendus par le Tribunal, les trois défendeurs ont invoqué plusieurs raisons pour justifier leur départ soudain, lesquelles peuvent se résumer ainsi :

  •       Horaires de travail inflexibles (quarts de travail « coupés », prestation de travail parfois étalée sur douze heures par jour ou six jours par semaine);
  •       Faible possibilité d’obtenir deux jours de congés d’affilée;
  •       Aucune bonification du salaire accordée pendant toute la durée de la relation de travail;
  •       Obligation, pour les livreurs, de couvrir un très vaste territoire avec leur voiture personnelle sans que la rémunération de 2 $ par livraison suffise à couvrir les frais encourus;
  •       Accomplissement de certaines tâches en dehors des heures d’ouverture et de fermeture du restaurant, sans être rémunéré pour ce temps;
  •       Demandes à satisfaire sans lien avec l’exploitation du restaurant (ex. : porter les enfants des propriétaires à l’école, aller leur porter des lunchs pour le dîner);
  •       Attitude contrôlante et intimidante de madame Desgagnés…

[26]        De toute évidence, ces reproches traduisent une « insatisfaction générale » des salariés quant à leurs conditions de travail.

[27]        Une telle insatisfaction ne constitue pas, en elle-même, un « motif sérieux », au sens de l’article 2094 C.c.Q.[15], d’autant que rien ne nous indique que ces reproches aient même été communiqués à l’employeur. Nous ne sommes pas ici en présence d’un cas de « refus systématique de l’employeur de discuter des conditions de travail avec le salarié ».[16]

[28]        À l’audience, monsieur Bouchard indique qu’il était stupéfait de constater le départ concerté des trois employés : « C’est incroyable », dit-il, « je’ mérite pas ça ». Il résume en peu de mots sa façon de gérer le personnel de son restaurant : « On jase, on parle, on règle ». Il déplore n’avoir jamais été mis au fait du mécontentement aujourd’hui exprimé par les défendeurs : « J’ai jamais eu [connaissance] d’insatisfaction ».

[29]        Quant à madame Desgagnés, sa stupéfaction paraît de même ampleur. Au sujet des frères Martel, elle mentionne avoir toujours considéré « ces deux garçons-là comme les miens », désignant « Phil » comme son « p’tit gars de confiance » et relatant avoir payé, au bénéfice de « Fred », une réparation de voiture dont la facture atteignait quelque 850 $. Leur départ l’a beaucoup attristée : « J’ai pleuré comme une Madeleine », dit-elle, « quesse’ je leur ai fait’ ? ».

[30]        Cédéric Pichette, qui se décrit comme impulsif, reconnaît que la communication est son « gros problème ». Au sujet des propriétaires de Chez Jim Pizza, il déclare : « Y’ont abusé de nous sans s’en rendre compte ». Puis, il concède : « J’ai manqué de communication ».

[31]        Ceci dit, sauf circonstances exceptionnelles, un salarié insatisfait de ses conditions de travail peut difficilement convaincre le Tribunal qu’il disposait d’un « motif sérieux » de rompre, sans préavis, son contrat de travail s’il démissionne avant même d’avoir minimalement informé l’employeur de son insatisfaction.

[32]        En cette matière, le silence du salarié est peut-être un refuge intérieur, mais il ne le met pas à l’abri des exigences contractuelles qui s’imposent à lui.

 

 

 

Puis, le juge examine le quantum du préavis, ainsi qu’une explication quant à l’interdiction de double indemnisation :

 

 

 

[39]        Reste à déterminer la durée raisonnable du « délai de congé » auquel l’employeur a droit.

 

(…)

 

[50]        Un bref survol de la jurisprudence laisse voir que le délai de congé jugé raisonnable à la suite d’une démission sans préavis d’une personne salariée demeure plutôt modeste :

  •       Dans l’affaire Chaussures Aubin & Roy inc. (Chaussures Pop) c. Verreault[21], la Cour détermine qu’un délai de congé de cinq joursparaît raisonnable pour une vendeuse qui occupait un poste à temps partiel depuis quelques mois.
  •       Dans l’affaire Pierre Caradonna & Associés inc. c. Roy[22], un préavis d’une semaine est jugé suffisant à la suite de la démission soudaine d’un préposé à la comptabilité qui comptait 13 mois de service chez l’employeur.
  •       Dans l’affaire Teamco c. Daigle[23], le tribunal juge raisonnable d’opposer à un peintre un délai de congé de deux semainesdu fait de l’importance de ses tâches et de son ancienneté de quelque 18 mois.
  •       Dans l’affaire Tremblay c. Monabyobe Sango[24], la Cour estime qu’une préposée aux bénéficiaires qui, depuis deux ans, donne des soins à domicile adaptés aux besoins d’une personne lourdement handicapée est tenue d’offrir un préavis de deux semaines.
  •       Dans l’affaire Environnement Sanivac inc. c. Lamoureux[25], un délai de congé de deux semainesest jugé raisonnable dans les circonstances puisque le poste de directeur occupé par le défendeur était important et qu’il a démissionné sans prévis alors qu’il était responsable du déménagement imminent du siège de l’entreprise
  •       Dans l’affaire Ethica Clinical Research inc. c. Le Gall[26], le tribunal considère qu’un délai congé de trois semainesest raisonnable pour un cadre haut placé ayant plus de six ans de service continu auprès de l’employeur.

[51]        Chez Jim Pizza soutient avoir droit à un préavis de deux semaines dont elle établit la valeur en fonction du salaire hebdomadaire payé aux trois salariés démissionnaires.

[52]        Or, dans l’arrêt Pharmacie Jean-Sébastien Blais inc. c. Pharmacie Éric Bergeron et André Vincent inc.[27], la Cour d’appel du Québec dénonce l’usage d’une telle méthode de calcul quand le défaut de préavis est imputable au salarié. À cet égard, elle écrit :

[…] un employé est redevable des dommages-intérêts qu’entraîne pour son employeur l’absence d’un préavis suffisant de sa part parce qu’il manque alors à son obligation contractuelle de donner un tel préavis.

L’employeur a cependant le fardeau d’établir, par une prépondérance de la preuve, le préjudice qu’il allègue avoir subi et qui en est une suite immédiate et directe […].

[…]

Dans ce cas, « le principe de la réparation est de permettre de replacer l’employeur dans la situation où il se serait trouvé si le démissionnaire avait fidèlement exécuté la prestation de travail » pendant la période correspondant à un délai de congé raisonnable.

C’est la conséquence de l’absence du délai de congé qu’il faut rechercher et non celle de l’exercice de la faculté de résiliation du contrat d’emploi.

Ce préjudice pourra inclure les dépenses additionnelles encourues, tels des honoraires professionnels ou la privation de bénéfices attribuable à la perte d’un client ou d’un contrat ou correspondant au profit futur qui aurait été réalisé avec le travail du démissionnaire, l’employeur n’étant toutefois pas exempté de l’obligation de minimiser ses dommages.

L’utilisation arbitraire du salaire de l’employé pendant la durée du délai de congé à titre de méthode d’estimation du préjudice subi par l’employeur n’est pas souhaitable […].[28]

[53]        Dans l’affaire Gauthier c. Morin[29], le Tribunal fait bien ressortir les principes qui doivent nous guider en l’espèce :

[…] un départ hâtif peut certes générer certains inconvénients, des pertes de clients, des dépenses supplémentaires, et ainsi de suite. Mais encore faut-il que la démonstration en soit faite.  En effet, aucune présomption de dommages n’existe en cette matière.

[…]

Une demande en dommages intérêts constitue l’occasion d’indemniser un préjudice subi. Il ne s’agit pas d’un dommage punitif, qui vise à punir une partie pour le défaut d’avoir transmis, en temps opportun, un préavis de départ.

Un dommage compensatoire doit donc viser è compenser le préjudice subi.[30]

[54]        C’est donc à tort que Chez Jim Pizza réclame à la fois une indemnité tenant lieu de délai de congé de deux semaines ET une indemnité pour les pertes pécuniaires qu’elle estime avoir subies. L’employeur ne peut avoir droit à une « double indemnisation ».[31]

[55]        De l’avis du Tribunal, l’indemnité juste consiste à apprécier les pertes véritables subies par l’employeur. Compte tenu des précédents, de la nature des emplois occupés par les défendeurs et de la durée plutôt réduite de leur expérience de travail chez l’employeur, le préjudice à compenser doit s’apprécier en fonction d’une période d’exploitation d’une semaine.

[56]        L’employeur a fait la preuve des revenus quotidiens qu’il tirait de son service de livraison sur une période de référence s’étalant du 21 juillet 2019 au samedi 17 août 2019 (soit quatre semaines), sans tenir compte des lundis et des mercredis.

[57]        Pour cette période de référence de vingt jours d’exploitation, des revenus totaux de 3 315,98 $ ont été enregistrés pour des livraisons, ce qui représente une moyenne quotidienne de 165,80 $.

[58]        Dans le cas de Philippe Martel, il était prévu qu’il n’avait pas à offrir de prestation de travail le mercredi 28 août 2019 et le restaurant était fermé le lundi 2 septembre 2019. Il témoigne par ailleurs qu’il travaillait à la livraison un dimanche sur deux.

[59]        Frédérick Martel travaillait six jours par semaine. Comme les deux frères étaient généralement présents ensemble au travail pour se partager les livraisons, les pertes subies par Chez Jim Pizza à cet égard doivent être partagées entre eux.

[60]        L’indemnité pour tenir lieu de délai de congé à laquelle ils sont respectivement tenus sera ainsi répartie :

  •       Philippe Martel : 4,5 jours X (165,80 $ par jour ÷ 2 livreurs) = 373,05 $
  •       Frédérick Martel : 6 jours X (165,80 $ par jour ÷ 2 livreurs) = 497,40 $