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Une pharmacienne, un changement d’affectation et une démission

16 février 2023

 

 

Par Me Paul-Matthieu Grondin

 

 

Dans la cause récente du Tribunal administratif du travail Cossette Asselin c. Noha Bestawros et Christian Shefteshy Pharmaciens inc., on demande à une pharmacienne de travailler davantage dans une des pharmacies du groupe plutôt qu’un autre. Est-ce que ses employeurs exercent un droit de gérance ou ont-ils plutôt fait subir un congédiement déguisé à leur employée?

Essentiellement, la preuve retient que le contrat de travail de la pharmacienne, dans son intention du moins, prévoyait la possibilité que les horaires soient modifiés. Ces modifications étaient inconvenantes pour la pharmacienne pour des motifs familiaux, mais elle s’y était néanmoins obligée contractuellement. L’employeur semble avoir fait preuve de sensibilité à l’égard de la pharmacienne, mais il avait des réels enjeux de main d’œuvre qui expliquaient les modifications.

Ainsi, il est déclaré que la pharmacienne n’a pas été congédiée, mais plutôt qu’elle a démissionné ce qui, évidemment, n’emporte pas de remède.

Voyez ici les passages importants :

 

 

[40]      La plaignante prétend que l’employeur modifie illégalement ses conditions de travail à l’automne 2020 en lui annonçant qu’elle devra désormais travailler trois jours par semaine à la succursale de Saint-Jérôme et une journée à celle de Hochelaga, alors qu’elle travaillait depuis un an seulement à Hochelaga et par le passé, au plus une journée par semaine à Saint-Jérôme. Elle est d’avis que la décision de l’employeur est injuste et arbitraire puisque basée sur le fait qu’elle habite Mascouche. Elle affirme que d’autres pharmaciens ayant moins d’ancienneté auraient dû être affectés à la succursale de Saint-Jérôme à sa place afin qu’elle conserve son lieu d’affectation à la succursale d’Hochelaga.

[41]      L’employeur soutient avoir usé de son droit de gérance pour modifier le lieu d’affectation principale de la plaignante ce qui, à son avis, constitue une modification mineure et qui était permise par le contrat de travail. Il ajoute qu’elle y a déjà travaillé et que le temps de voyagement est presque le même. La plaignante refusant ce changement aurait démissionné.

[42]      La preuve démontre que la plaignante a été engagée le 24 mai 2018 pour travailler comme pharmacienne pour l’employeur qui offre des services de préparations de produits pharmaceutiques stériles et de préparations magistrales et de produits et services connexes.

[43]      L’offre d’emploi prévoit un poste de trois jours ou de cinq jours à la succursale Hochelaga. Toutefois, comme la plaignante veut travailler quatre jours, il est convenu qu’elle fera trois jours à la succursale Hochelaga et une journée à la succursale de Saint-Jérôme. Ainsi, pendant environ un an, son horaire est du lundi au mercredi de 9 h 30 à 17 h 30 à la succursale Hochelaga et le jeudi de 10 h 00 à 18 h 00 à celle de Saint‑Jérôme.

[44]      À partir du 8 juillet 2019, la plaignante travaille exclusivement à la succursale d’Hochelaga pour les quatre jours soient les lundis, mercredis, jeudis et vendredis. Par la suite, pendant une certaine période en 2019, à la demande de M. Shefteshy, la plaignante travaille 5 jours à la succursale de Hochelaga.

[45]      La plaignante témoigne qu’il lui arrive souvent de faire des heures supplémentaires lorsqu’elle est à Saint-Jérôme et de terminer autour de 18 h30-19 h. Cette situation lui pose un problème puisqu’elle a un enfant qui a des besoins particuliers. C’est une des raisons principales qui motivent son refus d’aller travailler à cette succursale. Elle invoque également la distance plus grande pour se rendre au travail au soutien de son refus.

[46]      En septembre  2020, l’employeur lui annonce son nouvel horaire qui prévoit une journée à Hochelaga, le lundi et quatre jours à Saint-Jérôme soit les mardis, mercredis et jeudis. À son avis, cette décision ne constitue pas un changement significatif puisque la plaignante habite Mascouche située presque à mi-chemin entre les deux succursales et a déjà travaillé à Saint-Jérôme pendant un an à raison d’une journée par semaine. De plus, il affirme avoir tenu compte de sa condition familiale dans l’aménagement d’un horaire qui lui permet de commencer et de terminer plus tôt.

[47]      Il soutient devoir prendre cette décision en raison du contexte difficile de recrutement de main-d’œuvre pour la succursale de Saint-Jérôme et de la difficulté de répartir les charges de travail entre les pharmaciens. En effet,  la charge de travail est devenue très importante à la succursale de Gouin, qui prépare des produits stériles dédiés aux soins palliatifs, alors que le volume d’affaires a baissé à celle d’Hochelaga. Le départ d’une pharmacienne ayant beaucoup d’ancienneté qui travaillait principalement à la succursale de Gouin a également aggravé le problème. M. Shefteshy a tenté de former la plaignante pour la préparation de soins palliatifs afin de transférer une partie du volume à celle d’Hochelaga, mais cette solution n’a pas fonctionné. Il s’est donc vu dans l’obligation d’engager d’autres pharmaciens et de répartir autrement la charge de travail.

[48]      La plaignante est en désaccord avec ce changement de son lieu d’affectation principale qu’elle associe à un congédiement déguisé. Elle témoigne avoir ressenti un fort sentiment d’injustice que ce soit elle qui soit affectée principalement à Saint-Jérôme et non un des pharmaciens ayant moins d’ancienneté. Elle dit également avoir des inquiétudes de devoir terminer plus tard le soir puisque les heures d’ouverture de la succursale de Saint-Jérôme sont de 10 h à 18 h alors que celles de Hochelaga sont de 9 h 30 à 17 h 30. Elle est choquée que l’employeur n’ait pas tenu compte de son ancienneté et de sa condition familiale.

[49]      Le contrat de travail précise que l’employeur est Noha Bestawros et Christian Shefteshy pharmaciens inc. dont la principale place d’affaires est située sur la rue Hochelaga à Montréal (succursale Hochelaga), mais qu’il pourrait être changé par l’une des entités comprises dans l’appellation « pharmacie ».

[50]      Ces pharmacies sont identifiées au même contrat comme étant :

  •       Noha Bestawros et Christian Shefteshy pharmaciens inc. (succursale Hochelaga)
  •       Christian & Francis N. Shefteshy, pharmaciens S.E.N.C. ayant place principale place d’affaires sur le boulevard Gouin à Montréal (succursale Gouin)
  •       Noha Bestarows, pharmacienne et N. Bestarows et C. Shefteshy pharmaciens dont la principale place d’affaires est située à Saint-Jérôme (succursale Saint-Jérôme).

[51]      La signature du contrat de travail a lieu à la succursale Hochelaga. Les trois succursales sont inscrites au contrat et un représentant de chaque succursale signe celui-ci.

[52]      Afin d’interpréter le contrat, il est utile de recourir à l’intention des parties lors de la signature de celui-là. La preuve relativement à la mobilité des pharmaciens est contradictoire.

[53]      La plaignante prétend que l’employeur ne lui avait jamais parlé du fait qu’elle pouvait être amenée à travailler dans les autres succursales. Elle a toutefois accepté d’aller à celle de Saint-Jérôme à raison d’une journée par semaine pendant un an pour compléter ses heures.

[54]      Mme Bestarows, pharmacienne-propriétaire, de son côté soutient que la mobilité était une condition essentielle de l’emploi et qu’il a été expliqué à la plaignante lors de l’entrevue d’embauche qu’elle pourrait être amenée à travailler dans les deux autres succursales.

[55]      Mme Julie Massicotte, qui à l’époque travaillait pour l’employeur comme gestionnaire des ressources humaines et des opérations, affirme qu’elle a été embauchée par Mme Bestarows et M Shefteshy afin d’uniformiser les processus entre les trois pharmacies. Une ses objectifs était de mettre en place la mobilité des pharmaciens entre les succursales.

[56]      Elle était présente à l’embauche de Mme Cosette. C’est elle qui s’occupait plus spécifiquement des questions concernant les horaires et la flexibilité alors que Mme Bestarows couvrait les questions plus techniques. Mme Massicotte témoigne que la question de la mobilité a été abordée avec la plaignante lors de l’entrevue. Elle affirme qu’elle avait indiqué clairement à celle-ci qu’elle pouvait être amenée à travailler dans les trois succursales.

[57]      Le Tribunal retient ce témoignage de Mme Massicotte qui n’a aucun intérêt dans le litige puisqu’elle ne travaille plus pour l’employeur lors de l’audience. Son témoignage concorde d’ailleurs avec celui de Mme Bestarows et le contrat écrit.

[58]      Le Tribunal conclut que la possibilité de modifier le lieu d’affectation principal faisait partie des conditions de travail d’embauche puisqu’il était prévu à son contrat. De plus, l’intention de l’employeur à cet égard a été spécifiée à la plaignante lors de son entrevue d’embauche.

Le changement de lieu d’affectation principale

[59]      Il est également ressorti de la preuve que l’employeur a tenu compte des inquiétudes et des contraintes familiales soulevées par la plaignante en modifiant l’horaire proposé à Saint-Jérôme afin qu’elle puisse terminer plus tôt.

[60]      En effet, Mme Bestarows et M. Shefteshy, tous deux pharmaciens-propriétaires, ont témoigné avoir accepté d’accommoder la plaignante en lui offrant de maintenir le plus souvent possible l’horaire en place à la succursale Hochelaga soit de 9 h 30 à 17 h 30 lorsqu’elle travaillerait à celle de Saint-Jérôme pour qu’elle puisse commencer et terminer plus tôt. Ils se disent très surpris de la réaction de la plaignante.

[61]      Ils lui avaient d’ailleurs déjà demandé d’aller à Saint-Jérôme en février 2020, sans exiger qu’elle s’y rende puisqu’à ce moment ils n’étaient pas en mesure de lui offrir un horaire qui tenait compte de sa situation familiale.

[62]      En outre, la preuve a démontré que le lieu d’affectation principale était le seul changement imposé à la plaignante qui, rappelons-le, avait déjà travaillé une journée par semaine à la succursale de Saint-Jérôme. Toutes ses autres conditions de travail demeuraient inchangées. Il ne s’agissait aucunement d’une rétrogradation. Elle gardait le même salaire et les mêmes conditions.