Par Me Paul-Matthieu Grondin, avec la collaboration d’Océane Marceaux
Dans un arrêt de la Cour d’appel datant de 2019, Valeurs mobilières Desjardins inc. c. Jean, le tribunal est appelé à se prononcer sur le délai de congé (nous disons souvent « indemnité de départ » dans ce blogue) et les dommages devant être accordés ou non à deux courtiers en valeurs mobilières.
Deux courtiers sont congédiés à la suite d’une enquête interne ayant révélé qu’ils ont omis de déclarer leur participation à des comptes offshore aux Bahamas. L’employeur leur reproche également d’avoir perçu des commissions à son insu. Les courtiers intentent une action, plaidant qu’ils ont été congédiés sans motifs suffisants et que leur réputation a été entachée en raison de la publicité qui a découlé des événements.
En première instance, la Cour supérieure doit se prononcer sur deux éléments, d’abord sur le délai de congé, puis sur les dommages relativement au congédiement abusif et à l’atteinte à la réputation. La Cour accorde un délai de congé aux demandeurs car elle conclut qu’ils ont effectivement été congédiés sans motifs suffisants. En effet, l’analyse révèle que leurs performances au sein de VMD étaient excellentes, que leurs activités offshore n’étaient pas illégales, que le congédiement s’est fait de façon négligente, et que l’employeur avait jusqu’à là adopté une attitude passive face aux pratiques impliquant des comptes offshore.
Toutefois, la Cour supérieure refuse de leur accorder des dommages. Elle estime que l’employeur était en droit non seulement de les congédier, mais de dénoncer publiquement ce qu’il considérait comme un grave manquement déontologique. La Cour ajoute que l’employeur a agi ainsi dans le but de conserver sa clientèle, ce qui s’avère conforme aux coutumes du milieu.
La partie demanderesse et la partie défenderesse saisissent toutes deux la Cour d’appel. D’un côté, l’employeur se pourvoit contre la décision de la Cour supérieure d’accorder un délai-congé aux courtiers, et de l’autre, les courtiers contestent le refus de la Cour de leur accorder des dommages.
La Cour d’appel rejette à la fois l’appel principal et l’appel incident.
Voyez comment le tribunal motive sa décision :
[68] VMD reproche au juge d’avoir occulté le fait que l’industrie du courtage mobilier est hautement réglementée, ce qui oblige ses acteurs à respecter les plus hauts standards d’éthique, d’intégrité, de confiance et de bonne foi, de sorte que le moindre écart est susceptible d’entraîner le bris du lien de confiance et de justifier le congédiement du fautif.
[69] Au soutien de cette vision, elle invoque une jurisprudence[7] que le juge aurait erronément écartée. Or, des quatre causes auxquelles VMD réfère, trois concernent des individus dont les transactions non autorisées ont mis à risque le client investisseur et ont obligé son employeur à le dédommager pour ses pertes. La quatrième cible un courtier qui a accepté de plaider coupable à une faute réglementaire devant l’Organisme canadien de réglementation du commerce des valeurs mobilières (« OCRCVM ») pour avoir transigé hors registre, au nom de cinq clients, dans des comptes de courtage off shore et pour laquelle il avait convenu d’une proposition commune de sanction que l’organisme lui a ensuite imposée.
[70] Ces décisions doivent être distinguées de l’espèce et n’ont pas l’effet souhaité par VMD. Il faut, en effet, rappeler que Bouffard n’a subi aucun préjudice en raison des actes de Jean et Leclerc, que le lien de confiance entre lui et ces derniers n’a pas été compromis, que la gestion de son portefeuille par Leclerc ne visait pas à masquer des activités financières ou fiscales inappropriées et que la gestion du compte off shore résultait d’actes posés dans les locaux et avec les équipements de VMD et était susceptible d’être examinée puis vérifiée par elle. VMD n’a pas non plus eu à compenser le client pour les gestes posés par ses employés.
[71] En outre, après une enquête approfondie, l’OCRCVM n’a pas cru bon de faire comparaître Jean et Leclerc devant elle pour répondre à des infractions de nature réglementaire liées aux motifs de leur congédiement.
[72] Le juge n’a donc pas commis d’erreur en n’accordant pas un poids déterminant à ces précédents jurisprudentiels peu pertinents.
[…]
[74] Toutefois, dans la mesure où le juge retient que VMD a, par l’entremise de ses dirigeants aux époques pertinentes, fait le choix conscient de fermer les yeux sur la pratique jadis répandue des comptes off shore pour ne pas perdre la clientèle de ceux qui en détenaient, il ne surprend pas qu’il n’ait pas insisté sur le risque réputationnel que lui faisaient courir ceux qui géraient les comptes de ces mêmes clients. Force est, en effet, de reconnaître que c’est plutôt sa politique de l’autruche qui risquait de mettre à mal la réputation et le renom de VMD.
[…]
[92] En conclusion, on ne saurait nier que le conseiller en placement qui transige hors registre empêche son employeur d’assurer la surveillance à laquelle s’est obligé ce dernier et commet de surcroît une faute qui n’est pas bénigne et qu’il aggrave en percevant, à l’insu de celui-ci, des revenus découlant du travail qu’il effectue ainsi.
[93] VMD aurait voulu que l’inconduite de Jean et de Leclerc soit appréciée en considérant essentiellement la facette aggravante de celle-ci.
[94] Ce n’est toutefois pas la voie empruntée par le juge qui a plutôt pris en compte l’ensemble de la preuve comprenant à la fois les facteurs aggravants et atténuants.
[95] Il a ainsi conclu que l’inconduite de Jean et de Leclerc n’était pas d’une gravité telle qu’elle est incompatible avec le maintien de la relation d’emploi et, conséquemment, que leur congédiement n’était pas justifié[10].
[96] Cette détermination résulte d’une appréciation globale de la preuve pour laquelle VMD n’établit pas que le juge a commis une erreur manifeste et déterminante.
[…]
[110] En ce qui concerne la durée du délai-congé, VMD souligne dans son mémoire :
Finalement, le juge a commis une erreur de droit quant à la durée du délai-congé d’un an pour Leclerc et de 14 mois pour Jean. En effet, selon la jurisprudence soumise, cette durée est trop longue. Les intimés se sont trouvé un nouvel emploi quelques semaines à peine après leur congédiement. Ce faisant, le juge n’a pas tenu compte de leurs obligations de mitiger leurs dommages.
[111] J’estime, pour ma part, que Jean et Leclerc se sont conformés adéquatement à cette obligation de mitigation en étant embauchés rapidement dans leur sphère habituelle de compétence. Le juge en a d’ailleurs tenu compte en déduisant des indemnités tous les revenus gagnés et perçus durant le délai-congé.
[112] Il demeure cependant que leur congédiement a grandement diminué la valeur de leur portefeuille respectif, ce qui, par voie de conséquence, a eu un effet réducteur sur la quotité de leurs revenus perçus du nouvel employeur, effet que vise notamment à compenser l’octroi du délai-congé.
[113] Dans un jugement récent de la Cour supérieure, les conseillers en placement Marc Dalpé et Jean-Marc MIllette, congédiés par VMD à la même date et pour les mêmes motifs que Jean et Leclerc (si ce n’est que pour un plus grand nombre de transactions « hors registre » pour un nombre supérieur de clients détenant des comptes off shore), ont bénéficié de délais-congés d’un an[11]. Ce jugement n’a pas été porté en appel.
[114] Bien que le jugement entrepris ne soit pas explicite sur les facteurs considérés pour fixer à 12 et 14 mois la durée des délais-congés, il ressort clairement que celle-ci s’inscrit dans le même registre que celle des délais-congés de Dalpé et Millette et que VMD ne démontre pas que le juge a erré en fait ou en droit en l’établissant ainsi ou que l’écart favorable dont bénéficie Jean puisse justifier une intervention de la Cour.
[…]
[125] Il ressort nettement des motifs du jugement entrepris que le juge conclut que VMD n’a pas agi avec malice et mauvaise foi en congédiant Jean et Leclerc et n’a pas non plus commis ce faisant de faute caractérisée de laquelle découle un préjudice allant au-delà de celui qui découle normalement d’un congédiement.
[126] Les conclusions factuelles du juge à cet égard ne permettent pas non plus d’inférer une atteinte illicite et intentionnelle[13] aux droits à la dignité, à l’honneur ou à la réputation de Jean et Leclerc pouvant fonder l’octroi de dommages punitifs[14].
[127] Jean et Leclerc font une lecture de la preuve bien différente de celle du juge sans toutefois démontrer que les conclusions de ce dernier n’ont pas d’ancrage dans la preuve ou encore la commission d’une erreur manifeste et déterminante.
[128] Or, en l’absence d’une telle démonstration, une cour d’appel doit faire preuve de retenue et s’abstenir de substituer ses propres conclusions factuelles à celles du juge du procès si tant est qu’elles soient divergentes[15]. Ce qui n’est pas le cas en l’espèce.
[129] Je suis, en conséquence, d’avis de ne pas faire droit à l’appel incident.